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La lecture d'un roman jette sur la vie une lumière. Aragon
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Compte Instagram 20 Sep 2024 12:08 PM (7 months ago)

 Vous pouvez retrouver mes nombreuses notes de lectures sur mon compte instagram



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Lectures du vertige environnemental 13 Sep 2023 1:29 PM (last year)

Mon horizon, constitué maintenant de montagnes et de forêts, et mon quotidien, où presque chaque jour, je vois un animal sauvage (chevreuil, lapin, mouffette, raton laveur, et j'en passe) écrasé sur la route, nourrissent de plus en plus fort ma réflexion sur la place de l’humain dans la nature. Trois lectures récentes ont également encouragé mes questionnements :

-        L’oiseau de pluie, de Robbie Arnott, Éditions Alto, 2022

-        Le droit du sol, journal d’un vertige, d’Étienne Davodeau, Éditions Futuropolis, 2023

-        Les pistes invisibles, de Xavier Mussat, Éditions Albin Michel, 2021

Lire ces trois œuvres, exceptionnelles à mes yeux, deux bandes dessinées et un roman d’un auteur néo-zélandais que je ne connaissais pas du tout, l’une à la suite de l’autre, a été un heureux hasard. Un fil rouge les relie, elles sont hantées toutes les trois par l’empreinte que laissent les humains sur la nature, sur le sol, sur la terre, les conséquences des actes posés au cours de l’Histoire et particulièrement depuis l’ère industrielle.
Dans Les pistes invisibles, un homme se fond dans la nature pendant 25 ans, il arrive à devenir invisible, et l’auteur français Xavier Mussat parvient à illustrer de façon magistrale son invisibilisation, ses souvenirs constituant le seul matériau auquel se raccrocher. Le travail graphique, d’une beauté renversante, et la narration, précise et accomplie, offrent un voyage dans l’esprit d’un homme marginal et sûrement un peu fou, tenté par une expérience extrême, qui le happera durant tout ce temps. Il s’unit à la nature pour ne faire qu’un avec elle. Mais est-ce vraiment possible?

Dans Le droit du sol, journal d’un vertige, l’un de mes auteurs de bd préférés, Étienne Davodeau - qui nous a offert de grandes bandes dessinées documentaires ou de fictions engagées telles que Les ignorants, ou Rural! Chronique d'une collision politique - part lui aussi dans une quête un peu folle, un projet militant visant à rejoindre deux lieux en France. Le premier de ces lieux représente un vestige des premières traces humaines paléolithiques trouvées, dans la grotte de Pech Merle, dans le Lot (Sud-ouest de la France). Le point d’arrivée, Bure, dans la Meuse, incarne les conséquences de la recherche nucléaire, qui produit des tonnes de déchets que l’on envisage enfouir dans le sous-sol de ce village de l’Est de la France, commune qui fait partie de ce qu’on appelle couramment en France « La diagonale du vide » : c’est ce qu’on apprend à l’école française dans les cours de géographie… Le trajet de 800 kilomètres qu’Étienne Davodeau entame à pied donne lieu à des réflexions qu’il mènera avec plusieurs spécialistes, qu’il convoque à ses côtés sur les pistes des GR qu’il emprunte (sentiers de Grande Randonnée, qui sillonnent la France, les plus connus sont le GR10, qui traverse les Pyrénées, et le GR20, célèbre sentier de la Corse), parfois virtuellement, parfois réellement. On rencontre ainsi un ingénieur repenti de l’énergie nucléaire, et même une spécialiste de la sémiologie, une rencontre fascinante. Étienne Davodeau adopte toujours une approche pédagogique dans ses ouvrages, et il fait preuve d’une forte sensibilité sociale. Très instructif et vraiment décourageant. Si vous êtes sujet à l’éco-anxiété, je ne vous le recommande pas, même si ce serait tout de même dommage de passer à côté de cette bd sensible.

Dans L’oiseau de pluie, Robbie Arnott illustre les liens entre les humains et la nature en imaginant un oiseau magique, un héron magnifique, capable de provoquer des tempêtes détruisant les cultures aussi bien que des accalmies miraculeuses durant de nombreuses années. Dans un pays imaginaire à feu et à sang, qui subit les conséquences d’un coup d’État, les destins de plusieurs personnages, Ren, Harker, Daniel et quelques autres se croisent et incarnent, dans une sorte de réalisme magique, mystique, les conséquences des actes des hommes sur la nature. C’est beau et dur, impitoyable : dans le contexte des feux de forêt puissants et des inondations qui ont cours un peu partout, ce texte est d’autant plus percutant.
En couverture, une illustration de Petros Koubris, un photographe grec dont je découvre le magnifique travail. Cette image, si bien choisie par les Éditions Alto, participe à cet acte de contemplation de notre monde et de sa nature. Le héron s’envole, mais nous, pauvres humains, on reste les pieds plantés sur terre, et on cherche, on cherche comment survivre.


Compléments
Le site du photographe Petros Koubris
Un entretien avec Robbie Arnott
La leçon de dessin d'Étienne Davodeau
Entrevue de Xavier Mussat dans l'émission Totemic

Humeurs musicales : Dominique Fils Aimé, Feeling like a plant (album Our Roots Run Deep, à paraître dans les prochains jours)
Quantic & Nidia Gongora, Adiós Chacón (album Almas Conectadas)

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Le poids des héros 3 Jun 2022 5:36 PM (2 years ago)

Depuis quelques temps, je lis beaucoup de bd. Comme si mon espace mental ne pouvait plus intégrer une histoire pensée, écrite et développée sur 400 pages, et ce, même si plusieurs romans m'attendent à mon chevet. En voici trois parmi les 7 ou 8 lues ces 5 dernières semaines.
Le poids des héros, tout d'abord, à la fois comme titre de cette chronique, mais aussi comme titre d'une bd en particulier, celle de David Sala, aux éditions Casterman. L'auteur y raconte son histoire familiale, teintée de l'horreur de la guerre civile espagnole et de la Deuxième Guerre mondiale, dans un délire de couleurs qui fait de chaque page un véritable tableau. Les deux grands-pères de l'auteur ont tous les deux fui le régime de Franco, puis combattu les Nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Payant cher leur résistance, ils survivront, mais cette histoire pèsera lourd dans leurs vies et celles de leurs proches et descendants. David Sala retrace cette sombre et peu connue période historique, la Retirada, ainsi que l'aide des Espagnols issus de cette fuite dans la résistance française. Cela rappelle l'histoire du peintre Josep Bartolí, mise en images en 2020 par Aurel.
Cet album, extrêmement émouvant, est à découvrir absolument, tant la beauté des images côtoie l'émotion d'un récit duquel le lecteur ne sort pas indemne. Une grande et belle œuvre.

Compléments : 
Une magnifique incursion dans le travail du dessinateur, avec ambiance sonore : Dans l'atelier de David Sala
Et une entrevue avec l'auteur, qui explique comment faire face à sa propre histoire : Dessiner ses héros pour mieux s'en séparer 

Radium Girls, de Cy, nous raconte une histoire réelle qui s'est déroulée entre 1917 et 1925 environ, avec des conséquences plus durables encore pour les principales protagonistes. Dans la petite ville d'Orange, dans le New Jersey, une usine d'extraction de radium embauche des jeunes femmes pour peindre des cadrans de montres, afin de les rendre luminescents. La peinture qu'elles utilisent est composée de radium. Pour que leur trait soit plus efficace, elles doivent humecter leurs pinceaux avant de le tremper dans la peinture. Inutile de dire que ces femmes ont ingéré des quantités de radium qui les a presque toutes rendues malades. La dessinatrice Cy (Cyrielle Evrard), qui a aussi fait la mise en couleurs, s'est intéressée à cette histoire après avoir lu un entrefilet sur le sujet. Choquée par l'absence d'informations sur ces événements et par conséquent, de l'effacement de ces femmes, et sur les conseils du bédéiste québécois Guy Delisle, elle décide de se lancer dans ce projet de bande dessinée. Elle a voulu représenter, par les couleurs allant du rose pastel au violet, en passant par le bleu, la présence de l'élément radium. Elle explique : « Il y a huit crayons de couleurs différents et une neuvième pour le vert radium. À la base, je travaille souvent avec des camaïeux très serrés car j'aime ça et que ça évite les fautes de goûts. Ici, cela va du violet au bleu car c'est ce qui selon moi met le plus en valeur le vert radium, qui est l'autre rockstar funeste de cet album. ». Ces couleurs pastel donnent une impression de légèreté à l'histoire, qui pourtant, relate une injustice et un scandale qu'on a tenté d'étouffer. L'affaire a tout de même fait beaucoup de bruit à l'époque et plusieurs des femmes qui ont survécu ont pu aller en procès. L'une d'entre elles, Catherine Donohue, en Illinois, a remporté sa cause. Ces procès ont permis une avancée des droits des ouvriers aux États-Unis.

Compléments :
Comment dessiner Radium Girls? 
Beaucoup d'articles en anglais expliquent ces événements, ils sont répertoriés dans la fiche Wikipédia "Radium Girls".

La solitude du marathonien de la bande dessinée, d'Adrian Tomine, est une succession de scénettes sur les hauts et surtout les bas de la vie de dessinateur de bande dessinée. Le roman graphique évoque la compétition entre les différents auteurs qui essaient tous de plaire à leurs lecteurs, la solitude que le succès ou le manque de succès peut faire vivre et le sentiment d'incompréhension. Dans la première partie, l'auteur, dont le trait est souvent comparé à son collègue plus populaire Daniel Clowes - comparaison dont Tomine parle à répétition - évoque sa difficulté à percer dans le milieu de la bande dessinée, et revient à sa jeunesse durant laquelle il a été victime d'intimidation. Son grand rêve a toujours été de devenir un auteur de bande dessinée connu et reconnu, et le voilà à l'orée de ce succès. Mais son insécurité et son orgueil le ramènent toujours dans le doute et la comparaison, le faisant paraître un peu misérable quelquefois. L'auteur fait preuve de pas mal d'autodérision heureusement, et on se permet quelques sourires, mais parfois aussi quelques soupirs devant ses réflexions.
Dans ce qui m'apparaît comme une deuxième partie de vie, où il se montre plus assumé, on le retrouve en couple avec Sarah et père de famille. Ses anecdotes sont toujours aussi pathétiques parfois (manque de public aux séances de dédicaces, entrevues ratées), et la séquence de son malaise cardiaque, très émouvante. Quelques bribes nous permettent de comprendre aussi sa difficulté à se sentir accepté comme américano-japonais (sa façon de dessiner ses yeux, ou plutôt de ne PAS dessiner ses yeux, est révélatrice) et son syndrome de l'imposteur face à d'autres auteurs, qu'il admire et dont il s'inspire.

Le livre d'Adrian Tomine, publié chez Cornélius, petite maison d'édition bordelaise, est un magnifique objet, imprimé avec soin sur du papier quadrillé, rappelant nos cahiers d'école. Le format plus petit qu'une bd ordinaire est vraiment très agréable à manipuler et la couverture noire d'une sobriété très classe. Le trait noir est très précis, très beau et doux aussi. On ne sera pas surpris de savoir qu'Adrian Tomine collabore régulièrement au journal The New Yorker. Pour toutes ces raisons et pour l'incursion dans la tête fragile et narcissique d'un auteur, j'ai eu du plaisir à lire ces séquences parfois futiles mais qui visent juste du merveilleux monde de la bande dessinée.



Le poids des héros, David Sala, Éditions Casterman, 2022
Radium Girls, Cy, Éditions Glénat, 2020
La solitude du marathonien de la bande dessinée, Adrian Tomine, Éditions Cornélius, 2022

Humeur musicale : Son Lux, Woodkid, Easy (Live at Montreux Jazz Festival 2016)

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La vallée des fleurs 7 Mar 2022 12:01 PM (3 years ago)

Le Groenland, pays de 56 000 habitants, constitutif du royaume du Danemark, associé légalement à l'Europe, mais plus proche géographiquement de l'Amérique du Nord ou de l'Islande, a été peuplé par les Vikings, puis par les Inuits, avant que la Norvège et le Danemark ne le convoitent. Peu présent dans la littérature et les arts, souvent absent de l'actualité internationale, à moins de creuser, le pays s'illustre malheureusement pour son taux de suicide le plus élevé au monde. Les raisons de ce fléau sont multiples : modernisation ultra rapide qui a déstabilisé des populations ancrées dans les traditions inuites, crise d'identité, manque de luminosité en hiver, rigueur du climat, histoire complexe. Lorsqu'on se penche sur l'histoire du Groenland, on découvre tout d'abord qu'on ne connaît rien, mais alors rien sur ce pays, et ensuite qu'une telle complexité historique, politique, linguistique, et culturelle peut en effet facilement mener à la perte de repères et au déséquilibre personnel. L'histoire des peuples du Groenland ressemble à l'histoire de nombreuses communautés autochtones, dans lesquelles on retrouve également un fort taux de suicide, comme au Canada par exemple où le taux de suicides chez les Premières Nations, les Métis et les Inuits est 3 fois plus élevé que dans la population canadienne non autochtone.

Ce long préambule sur le Groenland afin de parler du dernier roman de Niviaq Korneliussen, La vallée des fleurs. Je n'ai pas lu son précédent livre, Homo sapienne, encensé par la critique à sa sortie en français en 2017 (à La peuplade), mais je me promets de le faire après avoir apprécié sa plume forte et délicate en même temps, sa description et sa dénonciation de réalités peu connues.
La narratrice de La vallée des fleurs est amoureuse de Maliina. Elles vivent à Nuuk, la capitale du Groenland. Elle part au Danemark pour poursuivre ses études supérieures et vit mal cette séparation avec sa copine ainsi que la coupure avec sa culture, tout en recherchant fortement une distance avec sa propre famille, qui semble l'envahir. On découvre que les préjugés sur les Groenlandais sont courants au Danemark. De plus, même si les Groenlandais parlent pour la plupart la langue de leur colonisateur en plus du groenlandais de l'est ou le groenlandais du sud, les nuances et la portée des mots ne sont pas toujours les mêmes et notre narratrice a de la difficulté à s'intégrer parmi les étudiants parfois méprisants et narcissiques. De plus, son amour pour Maliina est vacillant, précaire. Elle doute beaucoup et s'autosabote quelquefois, persuadée de ne pas mériter cet amour ou cette vie.
Un événement dans sa belle-famille la fait revenir au Groenland, mais cette fois, dans la partie est du pays, à Tasiilaq. Les deux régions du même pays sont bien distinctes dans l'esprit des Groenlandais, ce qui est surprenant pour un si petit pays. Elle va découvrir là-bas la vallée des fleurs, un cimetière ornementé de fleurs en plastique et entouré par des montagnes grandioses et oppressantes. Ces paysages ainsi que sa quête pour comprendre pourquoi la cousine de Maliina s'est donné la mort vont entraîner la narratrice, dont nous ne connaîtrons jamais le nom, au tréfonds d'elle-même. Son retour au pays et auprès de Maliina ainsi que l'amour que lui porte sa belle-famille la précipiteront dans un abîme de souffrance et dans une descente aux enfers désespérée. La force de ce livre est de nous entraîner sur le territoire de l'empathie, sans que jamais nous ne jugions la narratrice, même si ses choix nous semblent parfois insensés. Son mal-être exsude de chaque page de ce livre, ses recherches pour comprendre où sa place et celle de son peuple se situent la mènent à des constats terribles et elle ne trouve jamais l'aide dont elle a besoin. Sur le suicide, elle lira dans un journal danois que « Pour les jeunes au Groenland, le suicide est devenu une culture »...  et ce genre de commentaire impacte clairement la communauté et les familles de ceux qui arrivent à leurs fins, comme si c'était ainsi, point final. Le roman est construit en chapitres qui s'écoulent comme un compte à rebours, énumérant les suicides qui se succèdent dans l'entourage des protagonistes.
Pour la narratrice, il est difficile de trouver sa place dans chacune des sphères de sa vie, familiale, amoureuse, professionnelle, sociale, et elle cultive aussi une certaine marginalité dans sa façon d'être, son humour, souvent incompris. Parallèlement à sa quête existentielle, son homosexualité est tout à fait acceptée dans une communauté que nous aurions pu croire, préjugés oblige, plutôt fermée. L'autrice Niviaq Korneliussen a déjà dit en entrevue que la société groenlandaise était très ouverte et que les droits des hétéros et des homos étaient les mêmes.
Niviaq Korneliussen, qui a abandonné ses études de psychologie pour se consacrer à l'écriture, offre un roman tour à tour sombre, poétique et difficile, sur la difficulté de trouver sa place, de se positionner entre ce que l'on attend de nous et ce que l'on veut vraiment. Les réseaux sociaux ont une place de choix aussi dans ce roman, comme la vitrine de l'impossibilité pour la narratrice d'être elle-même, et la représentation du gouffre qui la happe.


La vallée des fleurs, Niviaq Korneliussen, Éditions La Peuplade, 384 pages, traduit du danois par Inès Jorgensen (titre original : Naasuliardarpi?)

Grand prix de littérature du Conseil nordique, 2021

**********

Compléments :

The Arctic Suicides: It's Not The Dark That Kills You

Pour en finir avec le postcolonialisme, entrevue avec Niviak Korneliussen au moment de la sortie de son roman Homo sapienne.


Humeur musicale : DakhaBrakha, Vesna (groupe ukrainien folk/trad)

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Le roman de Jim 6 Feb 2022 5:52 PM (3 years ago)

Si les romans qui abordent la maternité foisonnent, ceux sur la paternité se font plus rares, selon ce que je vois. Ou je n'en lis pas souvent. Ou bien ils ne sont pas annoncés comme tels, moins assumés. Je ne sais pas vraiment. Ce qui est certain, c'est que Le roman de Jim fait partie de ces livres sur la paternité, décrivant avec  sensibilité les liens très forts unissant le narrateur, Aymeric, et le fils de son amoureuse, qu'il retrouve (il l'avait croisée quelques année auparavant) alors qu'elle est enceinte de 6 mois d'un autre homme. Aymeric découvre et assume totalement son instinct et son désir de paternité avec cet enfant, Jim, qu'il élèvera pendant 10 ans aux côtés de sa compagne Florence. Puis sa relation avec Florence se délite, le père biologique réapparaît, faisant exploser le foyer harmonieux qu'Aymeric avait contribué à créer. Vient alors le rejet et l'incompréhension face à un mensonge machiavélique.
Cette histoire pourrait être banale, mais le jeune auteur (39 ans et déjà 6 romans, tous publiés chez P.O.L.) campe son histoire dans le Jura, région peu exploitée dans la littérature, ce qui nous détourne des grands centres urbains, bien que certains passages du livre se déroulent aussi à Lyon. Quel apaisement, quel plaisir de lire sur un monde et un territoire si peu explorés. Certains des plus beaux passages du livre décrivent les sorties que le narrateur fait dans la montagne, ou les paysages de ce Jura qu'on devine ancré dans le cœur de l'auteur.
Par ailleurs, le narrateur appartient au monde des "précaires", des "temporaires", de l'intérim et des contrats à durée déterminée. Par choix. Mis à part un contrat qui dure plus longtemps, lorsqu'il travaille pour la boulangerie Paul, une chaîne bien connue en France, et son activité de photographe, qu'il pratique toute sa vie comme une passion, et qu'il transforme en activité lucrative plus tard, tous ses emplois ne sont qu'alimentaires. Cela lui convient, lui donne la liberté dont il a besoin. Pierric Bailly décrit ce monde avec beaucoup d'amour. Tous ceux qui ont eu des emplois d'intérimaires ou des petits contrats durant leurs études ont connu ces personnes, souvent laissés pour compte de la société, dont on parle peu, que ce soit aux infos ou dans la littérature.
« Je continuais à alterner entre des missions d'intérim et quelques CDD courts, jamais de plus de trois ou quatre mois. L'avantage c'était que je pouvais relâcher quand je le voulais, si j'avais besoin de souffler un mois ou deux ce n'était pas du tout un problème, il suffisait que je l'annonce à l'agence et on me laissait tranquille jusqu'à ce que je rappelle. À côté de tous mes collègues éphémères, tous ces types qui passaient plusieurs dizaines d'années dans une même boîte, je n'étais pas à plaindre. Je n'ai jamais voulu d'un CDI, pour moi l'intérim a toujours été synonyme de liberté. On me demandait parfois si la précarité ne me pesait pas, et puis les boulots de merde, l'usine, tout ça. [...J]'avais fini par m'adapter, par me conformer à ce mode de vie, par accepter que c'était ma manière à moi de gagner de quoi bouffer. Faut dire aussi que toutes les missions ne se valaient pas. Faut vraiment être un nanti pour s'imaginer que l'usine c'est forcément l'enfer. » p.88-89

Le roman se déploie donc sous ces trois aspects : l'aspect social, l'aspect territorial et l'aspect humain (incluant les relations amoureuses et les relations parents-enfants vues sous différentes formes). L'auteur y ajoute quelques éléments dramatiques, qui, loin d'alourdir le texte ou la trame, apportent exactement ce qu'il faut d'émotions et de véracité. Ce roman m'a fait pleurer à plusieurs reprises, il nous touche par l'humanité profonde qui s'en dégage. La fin est particulièrement poignante concernant la relation d'Aymeric et de Jim. Il prouve avec force que l'attachement filial peut se développer sans liens de sang, et peut même largement dépasser ceux-ci.

« Quand je parlais avec ma sœur ou avec mes potes je prétendais l'aimer comme si c'était mon fils. Je voulais bien croire que la formule était un peu creuse, mais ce que je ressentais pour lui était tellement fort que je ne voyais pas comment ça pourrait l'être encore plus. Il me bouleversait, ce gamin. » p.74
Pierric Bailly mélange les niveaux de langue, racontant son histoire dans un style direct, réaliste, agrémenté de quelques jurons et d'expressions françaises bien senties et parsemé de poésie ici et là, de quelques envolées souvent en lien avec les paysages. On sent dans tout le texte beaucoup d'empathie de la part de l'auteur pour ses personnages. Le personnage central dégage lui aussi beaucoup de bienveillance, qui rassure et fait du bien.


Le roman de Jim, Pierric Bailly, Éditions P.O.L., 254 pages

[Merci F. de m'avoir conseillé ce livre!]

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Compléments : 

La page de l'éditeur avec quelques articles recensés

Une rencontre avec Pierric Bailly, organisée par La maison de la poésie de Paris


Humeur musicale : Flore Laurentienne, La fin et le commencement (Costume Records, 2022)

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Arbre de l'oubli 13 Dec 2021 7:21 AM (3 years ago)

Je me souviendrai toujours du choc littéraire que j'ai eu en découvrant Nancy Huston, en 2001. C'est avec Dolce Agonia que j'ai débuté mon exploration de cette autrice canadienne. Tout m'intriguait chez elle, les histoires racontées dans ses livres, son style souvent sublime, toujours délicat, le fait qu'elle écrive en français alors que sa langue maternelle est l'anglais, qu'elle ait eu Roland Barthes comme directeur de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales, que la musique lui soit indispensable et qu'elle l'honore dans presque chacun de ses livres et enfin, sa productivité littéraire impressionnante, tant dans les romans que les essais, ou même les livres pour enfants.

Arbre de l'oubli, publié cette année par les fidèles éditions Actes Sud, ne figure pas dans mon palmarès de ses meilleurs livres, mais il complète un corpus déjà ample sur des thématiques revenant de l'une à l'autre de ses œuvres. Nancy Huston entrecroise ici le destin de plusieurs personnages à différentes époques, qui lui permettent d'aborder l'Holocauste et le destin des Juifs rescapés de la Deuxième Guerre mondiale (comme dans nombre de ses autres livres, on pense à Lignes de faille en particulier), les classes sociales, le monde universitaire, le tourisme sexuel, l'infertilité, les racines et surtout l'identité, qui traverse de bout en bout ce livre. Cet arbre de l'oubli, en particulier, fait référence à une histoire déchirante venue de l'époque de la traite des esclaves : il correspondait à un arbre planté à Ouidah, au Bénin, autour duquel les futurs esclaves envoyés en Amérique marchaient en y laissant leurs souvenirs, car ils savaient que dans leur future vie d'esclaves, ces souvenirs seraient trop douloureux. Ils y laissaient par le fait même une grande part de leur identité. 

« [I]ls étaient assez sages pour savoir que dans leur nouvelle vie au-delà des mers, leurs souvenirs pèseraient plus douloureusement que des chaînes. [...] Alors ils ont choisi de remettre leur identité à l'arbre. » (p.298)

Ce symbole de la perte de l'identité des Afro-Américains constitue le fil conducteur du roman, par la quête désespérée de Shayna, fille de Joel Rabinstein et Lili-Rose Darrington, conçue par gestation par autrui, qui ne se sent comprise par personne et qui elle-même accepte difficilement son identité, jusqu'à sa rencontre avec Felisa, une camarade de classe, noire comme elle, qui l'aidera à s'accepter et à affronter sa honte. On ne comprend précisément les origines de Shayna que tardivement dans l'histoire. 

« Un matin, alors que vous sirotez côte à côte votre jus de pomme pendant la récré, Felisa lance : C'est vrai que Joel Rabinstein l'anthropologue c'est ton papa?
C'est vrai.
Et ta maman, c'est une sœur de couleur?
Nan... ça t'étonne, hein?
Un silence long et doux s'installe entre vous, au cours duquel le vent d'automne fait danser vos écharpes et arrache quelques feuilles aux arbres dans la cour.
Ou plutôt si, dis-tu enfin (et c'est la toute première fois que tu en parles en dehors de ta famille). En fait, ma vraie mère est une sœur de couleur mais je ne l'ai jamais rencontrée. Elle habite Baltimore.
Ah.
Felisa ne dit pas un mot de plus, mais ses yeux brûlants te donnent une dose d'empathie comme jamais tu n'en as reçue. » (p.183-184)

Elle veut à tout prix connaître sa mère biologique, une femme noire de Baltimore. On suit sa quête et son éveil jusqu'à son arrivée en Afrique, alors qu'elle est une jeune adulte, où elle participe à une mission humanitaire avec son copain, lui-même haïtien. Elle consigne ses pensées pleines de colère dans son journal intime, en lettres majuscules.
En parallèle, on apprend à connaître ses parents et leurs parents avant eux. Tout s'emboîte chapitre après chapitre dans un furieux melting-pot, parfois difficile à suivre, mais qui aborde avec acuité tous les ratés, l'incompréhension, le racisme et la honte vécue par Shayna. Nancy Huston emploie au fil du texte le "tu" lorsqu'elle s'adresse à Shayna, créant une plus grande distance avec elle et la 3e personne du singulier, lorsqu'elle évoque ses parents. Elle fait référence à la couleur de peau en utilisant les termes "beige" et "marron", au lieu de "blanc" et "noir" : le champ lexical autour de la race, que son père nie et qu'elle-même ne comprend pas bien, évolue en même temps que le personnage de Shayna s'éveille. 
Nancy Huston ouvre de nombreuses pistes qui manquent d'aboutissement et auraient pu faire l'objet d'un épilogue plus long. Le destin de Shayna en particulier, à l'aube de sa vie d'adulte, s'arrête brusquement sans que l'on ait trouvé réponse à certains de nos questionnements. 
Mais le formidable talent de conteuse de Nancy Huston nous tient accrochés à son roman, qui engendre plusieurs réflexions pertinentes et très actuelles.


Arbre de l'oubli, Nancy Huston, Actes Sud, 2021, 306 pages

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Complément :

Un texte extrêmement documenté et très intéressant sur le livre de Nancy Huston et certains débats actuels : Couleurs métisse II (Arbre de l'oubli), par Christiane Chaulet Achour


Humeur musicale : Julie Doiron, Darkness To Light (I thought of you,  You've Changed Records, 2021)

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La fabrique des salauds 8 Dec 2021 12:36 PM (3 years ago)

L'auteur allemand Chris Kraus, également cinéaste, s'est intéressé à plusieurs reprises par le passé au destin de ceux qui ont dû, en Allemagne et dans les pays Baltes subir et vivre l'ère hitlérienne. La complexité de l'après-guerre le préoccupe particulièrement, de façon personnelle : il a découvert que son grand-père avait fait partie des Einsatzgruppen SS et avait commis des crimes contre les Juifs des pays baltes. Il se questionne dans son travail sur la façon dont ces hommes ont été "réintégrés" à la vie de la nouvelle république d'Allemagne fédérale.

Dans l'imposante fresque de 880 pages La fabrique des salauds, qu'il a rédigée après cette découverte, il a imaginé trois personnages extrêmement romanesques, qui traversent le siècle, de 1905 à 1974. Cette année-là, nous retrouvons le narrateur, Konstantin Solm, dans un hôpital de Munich. Konstantin, surnommé Koja, se sert de son compagnon de chambre pour raconter son histoire. Tout comme le lecteur, ce dernier, un jeune hippie traumatisé crânien, passe de l'admiration au dégoût en écoutant le récit de Koja Solm. Celui-ci lui impose son histoire dans les moindres détails, rendant ce procédé narratif un peu forcé, même si par ailleurs, il nous permet de prendre quelques pauses dans une histoire extrêmement chargée, qui nous happe dans ses méandres.
Les frères Solm vivent en Lettonie : cette nation, au début du XXe siècle, fait partie de l'URSS, tout comme ses voisins la Lituanie et l'Estonie. L'un des points forts de ce livre est de nous faire découvrir l'histoire peu connue de ces pays baltes. La Lettonie, devenue indépendante en 1919, a de nouveau été annexée par l'URSS en 1944, puis de nouveau "libérée" en 1991, lors de l'éclatement de l'URSS. Tous ces mouvements politiques et historiques ont grandement déstabilisé la région et bouleversé les populations locales, qui, en temps de guerre, étaient forcées de choisir leur camp... Les frères Solm, eux, choisissent l'Allemagne, et s'engagent dans la SS un peu par conviction, pour l'aîné, Hubert (Hub), et un peu pour sauver leur peau, pour Koja. Leur pouvoir au sein de la SS devient de plus en plus important et les amène à participer à des opérations d'espionnage mais aussi d'extermination que Koja exécute à contrecœur.

Le cynisme et les sarcasmes de Koja lorsqu'il raconte son histoire ne modèrent pas l'horreur qui est décrite, même si la dérision dont fait preuve le personnage central de ce roman permet parfois quelques respirations face à la dimension horrifique que prend la narration. Si Koja nous apparaît comme quelqu'un de froid, on a surtout l'impression qu'il a subi toute sa vie le poids de cette Histoire.

« Depuis son bureau mitrailleur, il me lut une citation de Lawrence d'Arabie avant de me demander si je n'aurais pas envie de conquérir les sept piliers de la sagesse pour le compte de la SS - et je me dis : pourquoi pas? Après tout, on a déjà les sept piliers de la bêtise, de la folie et du crime dégénéré. » (p.243)

C'est que parallèlement aux événements relatés dans La fabrique des salauds, tous réels, une histoire plus personnelle ajoute au drame et amène humanité et sensibilité au récit. Alors qu'ils sont enfants, Koja et Hub deviennent les "frères" de la petite Ev, rescapée d'un massacre. Les deux frères tomberont fous amoureux d'Ev et elle aussi, les aimera tour à tour, provoquant leur destin. Les deux frères s'opposeront rapidement à cause de cet amour et subiront des conséquences différentes après leur participation aux exactions et opérations diverses pendant la guerre. Koja deviendra un espion pour le KGB, la CIA, les services secrets allemands (BND) et le Mossad, alors qu'Hub restera fidèle à ses anciens compagnons nazis, reconvertis pour un certain nombre dans les services secrets allemands. La versatilité de Koja semble peu vraisemblable à quelques moments dans le récit, comme si l'auteur avait voulu tout faire vivre à un seul personnage pour nous faire exagérément comprendre la complexité de cette période de notre histoire contemporaine.
Cependant, on se laisse prendre à cet enchevêtrement des rôles de Koja, comme en visionnant un excellent épisode du Bureau des légendes (série française sur les services de renseignement français, diffusée actuellement au Québec)...
Ce que l'auteur nous raconte nous apparaît parfois tellement invraisemblable que l'on éprouve le besoin de vérifier si les faits relatés se sont réellement déroulés de cette façon. Tous les éléments historiques sont réels et extrêmement bien documentés. Ce qui est le plus déroutant est de découvrir à quel point un grand nombre d'anciens nazis ont eu le champ libre après 1945 pour fuir, se cacher ou participer à des opérations organisées par le premier gouvernement d'Allemagne de l'Ouest, dirigé par le cabinet Adenauer à partir de 1949, en participant aux services secrets allemands. On découvre ou approfondit tout cela, et bien plus encore, dans La fabrique des salauds.

Ce roman coup de poing, d'une grande violence, se situe dans la lignée des Bienveillantes, de Jonathan Littell. Certains détails se retrouvent dans les deux romans. Il y a est question du mal que l'on fait par devoir, des exactions que l'on commet pour sauver sa propre vie, de la moralité de nos actes. Mais il y est aussi beaucoup question d'amour, filial, familial, amoureux et passionnel. C'est là que la différence se fait sentir : Chris Kraus nous entraîne dans une saga qui mêle l'histoire d'une époque et d'un pays à l'histoire intime d'une famille. De plus, le personnage principal, Koja, est un artiste très doué, et la peinture constitue un peu le fil rouge de l'histoire, le don artistique se transmettant de père en fils, puis de père en fille, et la contrefaçon picturale dont use le narrateur peut symboliser la trahison et le mensonge commis par nombre de protagonistes de cette histoire.


La fabrique des salauds, Chris Kraus, Éditions Belfond, 880 pages.

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Complément :

Peut-on écrire une généalogie du mal?

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Humeur musicale : Courtney Barnett - If I Don't Hear From You Tonight (Things Take Time, Take Time, Milk!Mom + PopMarathon Artists, 2021)

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Dessiner encore 25 Oct 2021 4:59 PM (3 years ago)

« Tout fout le camp en moi mais le dessin résiste. Alors je dessine et je dessine encore. »
Alors que s'est ouvert le 8 septembre dernier, en France, le procès des attentats du 13 novembre 2015, je me suis intéressée à Dessiner encore, roman graphique qui relate l'histoire de Coco, dessinatrice à Charlie Hebdo lorsqu'ont eu lieu les attentats du 7 janvier 2015 (le procès pour ces attentats-là s'est déroulé l'année dernière, de septembre à décembre 2020). Celle-ci raconte la très longue pente qu'elle a dû remonter suite à ces événements. Coco, de son vrai nom Corinne Rey, a eu dans ce drame le terrible rôle d'ouvrir la porte aux terroristes et de les mener aux bureaux de Charlie-Hebdo, sous la menace de leurs armes. Comment vivre avec cela? Ici, on ne parle pas de vie, mais de survie. On suit pas à pas tous ses efforts pour aller mieux, sa réflexion sur la puissance de l'art et l'importance de continuer son travail de dessinatrice de presse. Mais aussi, on traverse avec elle ses doutes, sa culpabilité immense, ses peurs, son trauma et sa longue dépression, ses cauchemars et ses visions. Ce traumatisme est représenté par les vagues bleues qui l'assaillent à plusieurs reprises dans l'ouvrage. Se laissera-t-elle couler? Remontera-t-elle à la surface? 
Aujourd'hui dessinatrice à Libération, Coco continue de nous parler chaque jour de l'actualité par ses dessins, et on en est bienheureux, pour la liberté de la presse, la liberté d'expression, le regard critique à nourrir sans relâche, pour elle aussi. 
Dessiner encore est à lire pour ne jamais oublier. À l'instar de Philippe Lançon, rescapé lui aussi des attentats de Charlie (avec de très graves blessures physiques qui s'ajoutent au traumatisme psychologique) et qui a raconté son histoire dans le récit poignant Le lambeau (Éditions Gallimard), ou de Catherine Meurisse, qui a elle aussi dessiné son expérience des attentats de Charlie dans La légèreté (Éditions Dargaud), cette bande-dessinée très forte incarne parfaitement avec ces deux autres œuvres le genre de récits extrêmement douloureux mais cathartiques. 


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Compléments :

Une longue entrevue à La grande table (France Culture - Olivia Gesbert)

Dessiner encore, Coco, Éditions Arènes, 2021, 352 pages

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Humeur musicale : David Myles, That Tall Distance (Little Tiny Records, 2021)

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Quand je ne dis rien je pense encore 3 Sep 2021 5:08 AM (3 years ago)

on croit que ceux qui ne parlent pas
ne pensent rien
que ceux qui sourient
sont heureux 

on croit aussi que ceux qui sont convaincus
ont raison
que ceux qui écoutent
obéissent
(p.38)

Ce premier recueil de poésie de l'autrice Camille Readman Prud'homme, proposé au printemps dernier par l'éditeur L'Oie de Cravan, offre des réflexions à la fois intimes et universelles, un propos d'une beauté magistrale. La poète nous donne à réfléchir sur des instants de vie, des moments précieux, parfois fugaces, qui nous traversent, ou nous habitent parfois un peu plus longtemps et ne nous lâchent jamais vraiment. Elle s'arrête à les décrire, à les décortiquer, elle vise juste, elle écrit avec une telle intelligence des émotions, un bouillonnement qui nous prend et nous fait savourer chaque mot. Elle nous parle aussi d'objets du quotidien, de la conformité à laquelle on se plie et qui ne veut rien dire, ou plutôt tout. Elle nous touche avec les petites choses qui nous habitent sans qu'on s'en rende compte, en décrivant ces moments déroutants qui nous font parfois honte, qui font qu'on se trouve incompétent, ou avec ces évocations très justes de gens que l'on croise sur notre chemin.
Il s'agit d'une poésie, en prose le plus souvent, belle et qui nous fait réfléchir, à la manière d'un essai philosophique, dont les questions résonnent dans nos propres vies et dont le propos est appuyé par un effet de répétition utilisé par l'autrice.

Souvent, j'emprunte mes livres à la bibliothèque. Quelquefois, ceux-ci me prennent tellement aux tripes que je vais éprouver le besoin de les posséder. C'est ce qui est arrivé avec ce recueil, je l'ai acheté en plusieurs exemplaires après l'avoir lu, pour le posséder, le relire, les autres exemplaires pour les offrir. Un très grand coup de cœur du dernier mois.

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Complément :

Un autre texte de Camille readman Prud'homme, publié dans la revue Moebius.

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Quand je ne dis rien je pense encore, Camille Readman Prud'homme, L'oie de Cravan, 2021, 105 pages

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La bombe 22 Aug 2021 10:41 AM (3 years ago)

Le roman graphique La bombe relate les quelques années de recherche et de fabrication de la bombe atomique, de l'arrivée au pouvoir d'Hitler en 1933 à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. De la découverte de la fission des atomes aux explosions d'Hiroshima et Nagasaki, en passant par le projet Manhattan (dans lequel l'Université de Montréal fut impliquée!), l'histoire nous est racontée par la bombe elle-même, ou plutôt, par son composé, l'uranium, narrateur omniscient. Difficile d'imaginer à quel point cette course à l'armement a été intense, difficile d'imaginer à quel point les forces engagées dans la guerre, États-Unis en tête, ont participé à cette escalade, en flirtant souvent avec la morale et en dépassant parfois l'éthique. Dans ces 472 pages en noir et blanc, magnifiant les détails par les ombres, les pleins et les traits percutants, cette découverte scientifique de premier ordre mènera les hommes qui développeront cette arme à de nombreux questionnements éthiques, conférant un aspect philosophique à cette œuvre somme. Au départ se voulant une arme de dissuasion, les artisans de cette catastrophe annoncée ne se doutaient pas au départ de l'utilisation qui en serait faite. Progressivement, plusieurs d'entre eux se sont retirés du projet et d'autres ont voulu interdire l'utilisation concrète de la bombe, sans succès comme on le sait. Ces acteurs de l'Histoire de la Seconde Guerre mondiale, des scientifiques chevronnés, certains Prix Nobel (Fermi, « pour ses démonstrations de l'existence de nouveaux éléments radioactifs produits par l'irradiation neutronique, et pour la découverte corrélative des réactions nucléaires causées par les neutrons lents. » Source : Wikipédia) se sont retrouvés à travailler sur l'élément et l'arme qui bouleverseront le monde contemporain, positivement et négativement. 
À la lumière de cette bande dessinée, on se demande s'il n'aurait pas mieux valu qu'ils laissent tomber toute recherche sur cette énergie, devenue une arme de destruction massive et qui plane aujourd'hui quelque part au-dessus de nos têtes à tous. On referme ce livre avec un sentiment de peur et d'inquiétude pour la suite. Les images des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki nous font sentir l'inconscience et la folie humaine lorsqu'il s'agit d'imposer son pouvoir sur les autres. Le fait de mêler l'Histoire avec un grand H et ses acteurs avec le destin de citoyens exclus de celle-ci permet d'aborder les événements de manière plus globale et nous oscillons sans cesse entre l'admiration pour les découvertes scientifiques et les conséquences de celles-ci sur la vie de citoyens innocents.
Cette bande-dessinée ultra documentée recèle de détails scientifiques, tout juste assez complexes. L'univers dépeint reste tout le long très masculin, les personnages étant des scientifiques, des militaires ou des hommes politiques. Les femmes ne sont que des personnages secondaires, "femmes de", faire-valoir, et c'est tout juste si Marie Curie est abordée au début de la bd. C'est malheureusement le reflet de la société à l'époque et la représentation de cet univers de pouvoir, de décideurs et de scientifiques qui ont mené le monde depuis toujours...

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Compléments :

Reportage de Louis-Philippe Ouimet pour Radio-Canada : L'histoire de la bombe d'Hiroshima en dessins

Denis Rodier : Comment j'ai dessiné la bombe?


La bombe, Didier Alcante, LF Bollée et Denis Rodier, Éditions Glénat, 472 pages.

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Découverte musicale : À mi-chemin entre Satie et Tiersen : Mathieu Bourret, Pamplemousse (InTempo musique, 2021)

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Un bref instant de splendeur 3 Aug 2021 5:37 PM (3 years ago)


« J'ai 28 ans, je fais 1,63 m, 51 kg. Je suis beau sous trois angles exactement, et sinistre de partout ailleurs. Je t'écris de l'intérieur d'un corps qui autrefois t'appartenait. Autrement dit, je t'écris en tant que fils. » 


C'est ainsi que se présente le narrateur à la page 21, s'adressant à sa mère illettrée - et décédée en 2019 - qui ne lira donc jamais les mots de son fils. La relation entre les deux syncrétise la violence, le déracinement, le traumatisme relié à la guerre, la mémoire transgénérationnelle, l'acceptation, l'intégration et le récit qui découle de tout cela contient à la fois fureur et poésie, à travers des épisodes de vie, des instants qu'il se remémore. L'auteur parvient à nous faire ressentir le traumatisme de la guerre et de l'extrême pauvreté vécue par sa mère Rose et sa grand-mère Lan.

« Ma famille, ai-je pensé, c'était ce paysage arctique et silencieux, enfin tranquille après une nuit à essuyer les tirs d'artillerie. » p.33

Quelques années après sa naissance en 1988, Rose et Lan parviennent à quitter le Vietnam pour les États-Unis et s'installent à Hartford, dans le Connecticut. Commence alors un autre parcours, celui de l'exil, de la tentative d'intégration, du racisme et de la découverte de soi. Sa grand-mère, traumatisée par la guerre, schizophrène, représente une présence forte pour le petit garçon qui subit les coups de sa mère, et dans ses moments de lucidité, Lan parvient à le réconforter. L'histoire de cette femme singulière appartient à la guerre: elle a rencontré un G.I. américain à Saïgon, qui pourrait être le grand-père du narrateur. Partir aux États-Unis, c'est aussi une raison pour rejoindre cet homme, qui malheureusement n'a pas attendu son amante vietnamienne et a refait sa vie. Rose, quant à elle, trouve un emploi dans la manucure, pendant que celui qu'elles appellent "Little Dog" devra accepter sa différence seul. Il est écartillé entre la culture américaine et vietnamienne, devient à la fois le traducteur de sa mère et de sa grand-mère, tout en étant toujours vu comme un étranger et confronté au racisme. Nous sommes très loin du rêve américain. 

« Dehors, le vrombissement du colibri ressemble presque au bruit d'une respiration humaine. Il donne des petits coups de becs dans le bassin d'eau sucrée à la base de la mangeoire. Quelle vie atroce, suis-je en train de me dire : bouger si vite juste pour rester au même endroit. » p.84-85

Parallèlement à la découverte de ce monde extérieur, si différent de sa vie familiale, la narrateur devra accepter son homosexualité. Son premier amour, Trevor, rencontré à l'âge de 14 ans en travaillant dans les plantations de tabac, le marquera à jamais. Les deux garçons vivent une passion qui les amène à la découverte de leurs désirs. Trevor, malgré sa courte vie, sera la porte d'entrée de Little Dog vers qui il est et qui il deviendra. Trevor, qui vit dans une caravane avec son père alcoolique, se détruira à petits feux en consommant héroïne et fentanyl. Ce ne sera pas le seul ami du narrateur qui partira beaucoup trop tôt à cause de la drogue. Ocean Vuong, au début de la troisième partie de son livre, raconte l'escalade qui a mené Trevor à l'overdose mortelle, il parle de ces drogues qui passent pour des médicaments, l'Oxycontin en particulier, qui a tué plusieurs jeunes hommes vivant à Hartford. 

« Dans notre monde aux innombrables facettes, la contemplation est un acte singulier : regarder quelque chose, c'est en remplir sa vie tout entière, ne serait-ce que brièvement. » p.206

Le style, tantôt lyrique, tantôt cru et direct, entraîne le lecteur dans les sinuosités identitaires du narrateur. 

« Je repense à la beauté, à ces choses qu'on chasse parce qu'on a décidé qu'elles étaient belles. Si la vie d'un individu, comparée à l'histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c'est ne connaître qu'un bref instant de splendeur. » p.276-277

J'ai observé une parenté entre ce livre et l'essai de Nicholas Dawson Désormais, ma demeure (Triptyque). Les deux auteurs exploitent les thèmes du trauma (à travers la dépression pour Nicholas Dawson et le trouble de stress post-traumatique pour Ocean Vuong), de l'homosexualité et du racisme. Ils déploient leurs récits selon ces trois axes et surtout, dominant cette exploration parfois douloureuse, ils considèrent tous deux la littérature comme souveraine et confirment la puissance de la créativité et de l'art. Les remerciements d'Ocean Vuong à la fin de son livre démontrent son appartenance et son dévouement à la littérature. L'auteur, également poète reconnu et récompensé à plusieurs reprises pour son recueil Ciel de nuit blessé par balles (Publié chez Mémoire d'encrier en 2018) n'a pas fini de faire parler de lui. À noter, le titre en anglais, tout aussi magnifique que sa traduction : On Earth We're Briefly Gorgeous...

« À Ben Lerner, sans qui une si grande part de mes idées et de mon existence en tant qu'écrivain ne se seraient jamais réalisées. Merci de m'avoir toujours rappelé que les règles ne sont que les tendances, pas des vérités, et que les frontières entre genres littéraires n'ont d'autre réalité que celle de l'étroitesse de nos imaginaires. » p.286

Compléments :

Le site internet d'Ocean Vuong

Une petite entrevue de l'auteur par le site Babelio

Un bref instant de splendeur, Ocean Vuong, traduit par Marguerite Capelle, Éditions Gallimard, 288 pages.


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Brèves notes de lecture : j'ai achevé le premier roman d'Emily St. John Mandel, Dernière nuit à Montréal et, pour rester positive, je dirais que c'est formidable de constater à quel point elle s'est déployée comme écrivaine, avec Station Eleven et L'hôtel de verre ensuite. En effet, son premier roman, en plus d'un style lancinant et un peu lourd, mais dans lequel on entrevoit tout de même la formidable plume à venir, contient des maladresses répétitives concernant Montréal. L'autrice a souvent dit qu'elle n'avait pas aimé ses années passées à Montréal, et on le sent bien dans ce roman, qui dépeint une ville effrayante, glaciale, et surtout une ville dans laquelle les anglophones ne parlant pas français sont systématiquement rejetés. Je l'ai trouvée dure et à côté de la plaque. Certains diront que c'est son personnage d'Américain, en visite à Montréal à la recherche de son amoureuse qui a disparu, qui n'apprécie pas beaucoup la ville québécoise, mais d'autres personnages, tout au long du livre, en rajoutent des tonnes et c'est franchement exagéré ou biaisé. Voilà, je n'en reparlerai pas. Cela a achevé mon cycle Emily St. John Mandel, car je préfère rester sur mes fortes impressions des deux autres romans dont j'ai parlé sur ce blogue...

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Humeur musicale : Polo & Pan, Les jolies choses, Album Cyclorama, (Hamburger, 2021)

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Station Eleven - Parce que survivre ne suffit pas 4 Jul 2021 2:30 PM (3 years ago)

Emily St. John Mandel aura vraiment été ma grande révélation littéraire de l'année. On connaît si mal les auteurs canadiens hors Québec. Les romans d'Elizabeth Hay ( et ) et de Lisa Moore avaient également été de grandes découvertes pour moi. Heureusement, de plus en plus de maisons d'édition telles qu'Alto ou Boréal en publient en français, grâce souvent à d'excellentes traductions locales. 

Station Eleven, qui a gardé son titre original dans la traduction chez Alto, précède de quelques années L'hôtel de verre, dont j'ai parlé récemment. Paru en 2017 pour la version québécoise (l'édition originale en anglais date de 2014), il a reçu le Prix des libraires cette année-là, dans la catégorie "Lauréate hors Québec".

Le livre d'Emily St. John Mandel défie tous les genres littéraires, n'appartenant à aucun, mais goûtant à tous ou presque, et ce avec virtuosité. Le point de départ, terrifiant après les 16 mois que nous venons de passer, est une pandémie qui ravage la planète. Rien à voir avec le coronavirus, là (je pensais pas que je placerais ce coronavirus dans l'une de mes recensions de lecture)... La grippe géorgienne fauchera 99% de la population mondiale. Un groupe de survivants, qui a formé une troupe de théâtre spécialisée en Shakespeare, erre 20 ans après cette pandémie quelque part en Amérique du Nord, à la recherche de deux des leurs qui se seraient dirigés vers un mystérieux musée, dans l'aéroport de Severn City. En travers de leur chemin, un mystérieux prophète.
L'autrice fait des bonds en arrière pour nous présenter chacun de ses nombreux personnages, ce qu'ils étaient avant la pandémie, ce qu'ils sont devenus s'ils ont survécu. Dans une langue foisonnante, poétique, l'autrice prend le temps de développer notre attachement à ceux-ci. Ils viennent chacun avec leur histoire, leur vécu, leurs liens aussi, car plusieurs se sont rencontrés avant le grand cataclysme, d'autres ne se doutent pas de la connexion qu'il peut y avoir entre eux. 
Le personnage central, Kirsten, était une enfant de 8 ans lorsque la grippe est survenue. Elle ne se souvient que de peu de choses, mais semble avoir développé une obsession pour l'électricité, qui n'existe pourtant plus dans le nouveau monde.

« Dans la salle de bains contiguë, Kirsten ferma les yeux - juste une seconde - en actionnant l'interrupteur. Naturellement, rien ne se produisit ; mais, comme toujours dans ces moments-là, elle se concentra pour se rappeler comment c'était du temps où ce simple geste marchait encore : on entre dans une pièce, on actionne l'interrupteur et la lumière jaillit. L'ennui, c'est qu'elle n'aurait su dire si elle s'en souvenait vraiment ou si elle se l'imaginait. » p.217

Par son ingéniosité, Emily St-John Mandel nous fait prendre conscience de tout ce que nous avons aujourd'hui et qui pourrait tout à coup ne plus exister. Selon ses propres termes, elle évoque le monde d'aujourd'hui et ses technologies avancées en décrivant l'absence de celles-ci, tel un éloge funèbre (voir le premier lien dans la section "Compléments" ci-dessous). Le mantra de Kirsten, Parce que survivre ne suffit pas, qui provient de la série Star Trek, les motive, elle et les siens, à chercher un ailleurs qui leur permettrait de maintenir les liens bienveillants qui unissent les gens, afin de se reconstruire. L'art est comme leur fil rouge, leur mémoire. Kirsten a en sa possession une bande dessinée de science-fiction, intitulée Dr Eleven, qu'Arthur Leander, acteur qui constitue le liant entre plusieurs des personnages du roman, lui a remise peu avant le cataclysme. L'art est présent de toutes sortes de façons dans ce roman. C'est par l'art que les liens se nouent et que le malheur s'efface un peu. Pas étonnant d'apprendre que l'autrice, véritable musicienne et mélomane, a écouté Vivaldi Recomposed et Infra, deux albums de Max Richter, en écrivant son livre. Elle a aussi dit dans une entrevue à propos de son dernier livre : « Au risque de paraître grandiose, je pense que l’art peut parfois être ce qui nous rappelle ce que signifie être humain. En des temps désespérés, l’art peut élever nos vies au-dessus de la simple survie. » (Emily St. John Mandel: ce qui nous hante, 20 mars 2021)

J'ai beaucoup pensé à Catherine Leroux en lisant Station Eleven, et en particulier à L'avenir, publié lui aussi chez Alto. Il y a chez ces deux femmes une puissance narratrice, un sens aigu de la poésie, une générosité dans l'écriture et un amour pour leurs personnages. Hautement recommandé.


Compléments :

Autour de Station Eleven - Emily St. John Mandel

La critique dans La Presse, par Sonia Sarfati, Viser les étoiles, toucher le coeur

Le livre va être transposé en une série de 10 épisodes pour HBO. On parle aussi d'adaptation pour le cinéma...

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Station Eleven, Emily St. John Mandel, Éditions Alto, 492 pages.

Humeur musicale : Nick Mulvey, Fever to the form (2013, Fiction Records), une autre de mes révélations de cette année 2020-2021.

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Oleg 24 May 2021 5:09 PM (3 years ago)

Ma passion pour le roman graphique s'est développée avec des auteurs comme Frederik Peeters et son livre Pilules bleues, publié en 2007 et racontant avec grande sensibilité une très belle histoire d'amour, Craig Thompson avec son chef-d'œuvre Blankets, et bien sûr les nombreux ouvrages de Jirô Taniguchi. Ces différents auteurs proposent tous des histoires souvent délicates et emplies de bienveillance.
J'ai suivi le bédéiste suisse Frederik Peeters dans ses autres publications telles Aâma, Koma et autre Lupus. Plusieurs genres oscillant entre la science-fiction et l'autofiction, une variété de collaborations, parfois accompagné d'un scénariste, parfois non, et de styles, couleur ou noir et blanc. Sa dernière publication s'appelle Oleg et c'est un retour vers un semblant d'autobiographie, puisque le personnage principal est une sorte d'alter ego de l'auteur, sans être toutefois clairement identifié en tant que tel. D'ailleurs, l'auteur utilise le "il" pour faire évoluer l'histoire.
Son approche est toujours aussi sensible et bienveillante. Nous suivons donc Oleg, dessinateur de bande dessinée, en recherche d'inspiration pour son prochain album, que les fans et son éditeur attendent impatiemment. C'est que l'auteur a  publié quelques années auparavant une histoire qui a eu beaucoup de succès et tout le monde aimerait découvrir sa suite. Oleg, lui, doute beaucoup. Il travaille fort, il cherche, il nous raconte son quotidien, en parallèle, les petits et grands bonheurs mais aussi les drames qui surviennent. Sa quête d'authenticité est touchante et sa réflexion sur son métier et sur le processus créatif intéressante et nourrissante.
L'utilisation du noir et blanc, des ombres, des hachures, permet d'illustrer à la fois les côtés lumineux et dramatiques de l'histoire. Oleg n'est pas parfait, ses travers nous sont également servis sans fioriture : son côté réfractaire aux nouvelles technologies, sa paresse, parfois, ses grands questionnements existentiels, genre crise de la quarantaine. C'est vrai que parfois, on peut sentir un peu de narcissisme dans la façon de présenter le personnage - Oleg n'est-il pas l'anagramme de "l'égo"? (je ne l'ai pas trouvé tout de suite!) - mais on sent tellement de sincérité de la part de l'auteur qu'Oleg devient notre ami, le chum qu'on aimerait avoir pour discuter de ces grandes questions. En le lisant, j'ai eu l'impression d'avoir vieilli avec l'auteur. Je me suis retrouvée dans son regard sur la société, sur sa vie familiale et sa vie professionnelle. 
Les publications d'Atrabile sont presque toujours belles, attrayantes (cette couverture rouge!), format impeccable pour lire le soir au lit, épaisseur des pages parfaites, ce genre de petits détails qui, ajoutés à l'essentiel, composé du dessin et de l'histoire, font que tu commences le livre et ne peux plus t'arrêter! Un autre coup de cœur! 

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Compléments :

Une leçon de dessin par Frederik Peeters

"Oleg est un écho au chaos du monde" (entrevue très inspirante!)

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Oleg, de Frederik Peeters, Éditions Atrabile, 2020

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La bonne nouvelle de la semaine : la renaissance de la revue française Books! Alors que la revue était en liquidation il y a quelques mois, le groupe d'édition Actissia l'a finalement rachetée, et elle paraîtra de nouveau, mais tous les 2 mois. « Books s’inscrit dans un combat, pour l’intelligence et la culture au sens le plus noble du terme. Notre propos est l’actualité à la lumière des livres ; notre mot d’ordre : du bon usage de l’esprit critique. » Olivier Postel-Vinay (Fondateur de Books)

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L'accident de chasse 17 May 2021 4:47 PM (3 years ago)

David L. Carlson et Landis Blair ont reçu le Prix des libraires catégorie bande dessinée hors Québec il y a quelques jours, pour leur ouvrage L'accident de chasse, publié en français aux Éditions Sonatine. Le livre avait également gagné le Fauve d'Or à Angoulême cette année.

Ces honneurs - tout à fait mérités - nous placent devant un chef-d'œuvre de roman graphique de 472 pages.

À la mort de sa mère, Charlie Rizzo déménage chez son père Matt, à Chicago. Matt est devenu aveugle soit disant après un accident de chasse lorsqu'il était jeune. À l'adolescence, alors que Charlie prend le chemin de la délinquance et risque de se retrouver en prison, Matt décide de raconter à son fils sa véritable histoire. Nous entrons alors dans un univers carcéral qui, sous la plume du dessinateur Blair et dans les mots de Carlson, prend la forme d'un récit empli de poésie qui montre la puissance de la littérature. L'un des sujets du livre, la rédemption, prend tout son sens dans la relation entre Matt et son co-détenu, Nathan Leopold, un criminel qui a échappé à la peine de mort. L'enfer (La divine comédie), de Dante, sert de fil conducteur à l'évolution de la relation des deux hommes et symbolise en particulier l'acceptation par Matt de sa situation (sa cécité et sa condition). La prison de Stateville, dans l'État de l'Illinois, figure l'enfer par son architecture panoptique (type d'architecture carcéral circulaire), permettant un contrôle total sur les prisonniers.

« Quand je me suis documenté, j'ai regardé des images représentant l'Enfer de Dante. Matt était dans un centre carcéral, qui était une prison panoptique, à Stateville, dans l’état de l'Illinois. C'est Jérémy Bentham qui a eu l'idée d'une conception architecturale et sociologique de telle façon qu'on puisse observer tous les résidents de façon centralisée. Matt Rizo était dans une petite cellule, et c'était un enfer pour lui, et il s'est retrouvé dans sa cellule avec Nathan Leopold, criminel tristement célèbre. »

David L. Carlson, tiré d'une entrevue sur France Inter.

Le grand talent de conteur de Matt (et de scénariste de David L. Carlson) permet à Charlie d'assembler certains morceaux manquants du puzzle de sa vie.  La relation entre le père et le fils en ressortira grandie, même si le fils n'accepte pas le mensonge.

Tout est parti de l'amitié de Charlie Rizzo et de David L. Carlson, et à l'origine, le scénario écrit par Carlson devait prendre la forme d'une pièce de théâtre. Puis, Carlson a rencontré Landis Blair qui a commencé à dessiner des planches pour lui, selon le "storyboard" que Carlson lui avait fourni. Le trait à la plume, en noir et blanc, utilisant la hachure, nous fait penser à la bd Moi, ce que j'aime, c'est les monstres, d'Emil Ferris, publiée chez Alto en 2018. Il donne une touche sombre et précise à ce récit bouleversant. La qualité du papier sur lequel l'œuvre est imprimée ajoute un petit côté rugueux. Le lumineux, par contraste, ressort encore plus de l'histoire vraie qui se déroule sous nos yeux.

C'est intéressant, car dans un article du Figaro, le dessinateur Landis Blair s'exprime ainsi à propos de son dessin, de son trait si particulier. Il le voit comme quelque chose fait pour masquer des erreurs, alors que nous, lecteurs, nous voyons ce style comme un atout s'adaptant parfaitement à l'histoire : 

« En couvrant le dessin en hachures, non seulement je suis capable de dissimuler beaucoup d'erreurs, mais cela m'aide à me sentir plus confiant pour montrer le travail à d'autres personnes car, même si le dessin lui-même n'est pas très bon, elles peuvent au moins reconnaître et respecter le temps que j'ai passé dessus. »

Une bande dessinée qui nourrit et fait du bien en même temps. Du grand art!

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Blanc autour 14 May 2021 6:54 PM (3 years ago)

En 1832, à Canterbury, une petite ville du Connecticut, Prudence Crandall dirige une école pour filles. Le pays a été marqué - l'année précédente - par une révolte sanglante d'esclaves noirs éduqués qui a eu lieu dans le Sud des États-Unis, où l'esclavagisme sévit toujours. Nat Turner et son groupe ont assassiné une soixantaine de personnes, des familles entières de Blancs esclavagistes. Son action a entraîné la peur parmi la population et la création de milices, qui ont à leur tour assassiné plusieurs centaines d'Afro-américains, souvent innocents. 

Ainsi débute la bande dessinée Blanc autour, de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, en contextualisant cette Amérique du XIXe que l'on connaît mal, mais qui souffrait de ce racisme, de cette intolérance, de cette peur de la différence et de ce suprémacisme blanc, même dans des États comme le Connecticut, au Nord, qui avait pourtant aboli l'esclavage en 1784.

Nous retrouvons cette école pour filles - qui a réellement existé - le jour où Sarah, jeune fille noire, vient demander à l'institutrice Prudence Crandall si elle peut elle aussi apprendre et intégrer sa classe. L'institutrice l'accueille quelques jours plus tard sous le regard médusé des autres élèves, toutes blanches bien sûr. La jeune femme, poursuivant sa réflexion sur le fait que les Noirs et en particulier les femmes noires n'ont pas accès à l'éducation, décide à la rentrée suivante de n'ouvrir son école qu'à des jeunes filles noires. La population de la petite ville n'accepte pas du tout cette décision et fera tout pour mettre des bâtons dans les roues de Prudence Crandall, de son père qui la soutient et de ses élèves, arrivées d'un peu partout dans la région et même d'autres États américains, allant jusqu'à porter la cause en justice. Les stratagèmes utilisés, la haine déversée contre les Noirs, le mépris, la violence et la bassesse de certains des habitants de Canterbury m'ont arraché des larmes de désespoir devant la laideur de l'Homme.

Ce que doivent vivre ces filles et cette institutrice, femme forte, est abject et dur, mais ouvrira la voie à quelque chose comme une évolution. Même si le constat est qu'aujourd'hui, il reste de nombreuses cicatrices de tous ces actes, de ces rapports de domination, qui n'ont pas disparu avec les siècles, loin de là : on le constate aujourd'hui encore tous les jours.

Le dessinateur Stéphane Fert et le scénariste Wilfrid Lupano n'en sont pas à leur première association avec ce projet et c'est un succès : à première vue, on pourrait croire que l'on tient entre nos mains une bande dessinée jeunesse, couverture cartonnée, dessin qui semble naïf. Mais cette bd - aux couleurs si douces et qui contrastent volontairement avec la dureté de l'histoire - a le mérite d'être accessible à tous et de nous faire découvrir celles qui ont ouvert la voie à plus d'égalité, Blancs et Noirs, ensemble.

Quelques personnages inventés introduisent des éléments de magie et de sorcellerie et apportent des nuances et des réflexions qui enrichissent le récit. Les scènes qui se déroulent dans la forêt, avec les animaux, sont particulièrement réussies d'un point de vue graphique.

Une postface nous permet d'en apprendre plus sur ces femmes qui ont fréquenté l'école de Prudence Crandall et quel a été leur combat. Car ces femmes se sont souvent battu toute leur vie pour pouvoir accéder aux mêmes droits que les Blancs et en particulier au droit à l'éducation. Cette histoire nous permet de mieux comprendre encore et intégrer les revendications des groupes tels que Black Lives Matter, de mesurer l'ampleur et la durée du combat que les Noirs ont dû mener et mènent encore.


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Complément : 

Comment dessiner Blanc autour?

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Blanc autour, Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, Éditions Dargaud, 2021

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La bonne nouvelle de la semaine : l'ouverture d'une nouvelle librairie est toujours une bonne nouvelle. Quand elle se trouve à deux pas de chez soi, c'est encore mieux! Longue vie à La maison des feuilles!
J'y ai déjà fait l'acquisition de Station Eleven, le roman d'Emily St. John Mandel publié avant L'hôtel de verre.

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L'hôtel de verre 11 Apr 2021 3:00 PM (4 years ago)

Le nouveau roman d'Emily St. John Mandel nous habite longtemps après avoir l'avoir refermé. C'est qu'au-delà des personnages intrigants et de l'histoire haletante, il pose de nombreuses questions qui nous poursuivent.
Emily St. John Mandel est une autrice canadienne originaire de la Colombie-Britannique. Elle a passé quelques temps à Toronto et Montréal pour finalement s'installer à Brooklyn avec sa famille. Son enfance sur l'île Denman, au large de l'Île de Vancouver lui a certainement inspiré l'atmosphère de l'Île Caiette, où se trouve l'hôtel de verre du titre de son roman. Le fait est que tous les lieux représentés dans L'hôtel de verre existent comme des personnages à part entière. 
Le personnage central de l'histoire, une jeune femme prénommée Vincent., connaît une adolescence rendue difficile notamment par la perte de sa mère. Elle devient barmaid à l'hôtel de l'Île Caiette. Son demi-frère, Paul, compositeur toxicomane et menteur qui a fui Toronto pour une sordide affaire de drogue, travaille aussi à cet hôtel comme concierge de nuit. Un soir, le riche propriétaire de l'hôtel, Jonathan Alkaitis, arrive sur les lieux pour passer la semaine. Il rencontre Vincent et lui fait une proposition dont on ne connaît pas la teneur à ce moment-là. Celle-ci démissionne. Elipse... On la retrouve au bras de Jonathan Alkaitis qui la présente comme son épouse. Les deux vivent une vie de luxe grâce à l'activité financière de Jonathan, qui est tout sauf légale.
Emily St. John Mandel s'est inspirée de l'affaire Madoff pour bâtir son personnage de Jonathan Alkaitis. Madoff, arrêté en décembre 2008, a construit une immense arnaque de type Pyramide de Ponzi, prenant l'argent de ses nouveaux investisseurs pour payer les anciens. Jusqu'à ce que la crise de 2008 fasse éclater son escroquerie. Il a été condamné à 150 ans de prison. On peut aussi penser, plus près de chez nous encore, à Vincent Lacroix ou Earl Jones.
Le tour de force de l'autrice : rendre cet aspect du roman passionnant, en semant des questionnements tels que « Est-il possible de savoir quelque chose et en même temps, de ne pas le savoir? »
Tout le roman - non linéaire - est bâti sur ces choix que nous faisons, qui impliquent que nous ne vivrons pas autre chose : l'autrice appelle ces vies que nous ne vivons pas les « contrevies ». La multitude des personnages - les nombreux investisseurs, les collaborateurs d'Altaikis, Vincent, son demi-frère Paul - et des points de vue, les remontées dans le temps et les retours vers le futur, loin de nous perdre, construisent un récit vibrant. L'autrice nous offre les points de vues de plusieurs des investisseurs floués d'Altaikis, qui perdent toutes leurs économies, tous leurs rêves et parfois toute leur vie. Sans en dévoiler trop, chacun réagira à sa façon à cet événement, y compris Vincent, que l'on retrouve alors dans une nouvelle vie surprenante, et son demi-frère Paul, qui devient ce qu'il n'aurait jamais penser devenir.

L'idée de contrevie - fascinante - rappelle un peu le roman L'anomalie, dont j'ai parlé récemment, l'idée d'avoir un double, l'idée de vivre la vie d'un autre. Philip Roth a également développé ce thème dans son roman La contrevie. La contrevie est le terrain de jeu de l'écrivain, finalement, et à ce jeu, Emily St. John Mandel excelle en se servant de ces contrevies pour développer un aspect plus irréel, fantomatique à son roman. En résulte une œuvre chorale (certains ont même parlé de chœur grec pour certains chapitres), dans lequel les voix se répondent, s'enchaînent, même les voix de ceux qui ne sont plus là...

Emily St. John Mandel a écrit plusieurs autres romans et notamment Station Eleven, un roman d'anticipation qui a obtenu plusieurs prix et nominations et que je me fais un devoir de lire prochainement.

Complément : Les autres vies d'Emily St. John Mandel, à propos de l'idée de contrevie.

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L'hôtel de verre, d'Emily St. John Mandel, Alto, 2021, 386 pages, traduit par Gérard de Chergé


Humeur musicale : Feu! Chatterton, Palais d'argile (Barclay, 2021)

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L'anomalie 29 Mar 2021 3:13 PM (4 years ago)

Hervé Le Tellier a obtenu le Prix Goncourt 2020 avec ce roman choral qui nous perd un peu en chemin, mais qui n'est pas dénué d'intérêt, loin de là! 

Un avion se pose à New York en juin 2021, en provenance de Paris. Le problème : le même avion, avec le même équipage et les mêmes passagers, s'est déjà posé au même endroit 3 mois auparavant. Que feriez-vous si vous appreniez que vous avez un double?

Avant d'en arriver à ce fait (l'avion qui se pose) et à ce questionnement, le premier tiers du livre nous présente une dizaine de ces passagers : un tueur à gages, un écrivain, un chanteur nigérian, un pilote, etc. Il faut attendre 112 pages pour retrouver tous ces personnages dans le même avion et pour que l'auteur instille une atmosphère fantastique. Comment un tel événement a pu survenir? Le FBI fait appel à des scientifiques de toute sorte : physiciens, mathématiciens, sans oublier un philosophe (oui, ça prendrait tellement plus de philosophes pour nous aider à mieux concevoir la vie) pour essayer de comprendre les tenants et les aboutissants de ce double atterrissage. Et surtout, que faire des personnes dupliquées? Grâce au protocole 42, hommage à Douglas Adams et à son Guide du voyageur galactique, l'équipe met en place un plan. L'évocation des différentes possibilités est intéressante, touchant à la science-fiction et à la philosophie, mais la résolution du problème est décevante si l'on espère une finale donnant des réponses.
Le roman n'est pas dénué d'humour, en particulier lorsqu'il évoque le président des États-Unis (Trump, bien sûr). L'appartenance de l'auteur à l'Oulipo (il en est même le président depuis 2019), ce groupe littéraire créé dans les années 60 par, entre autres, Raymond Queneau, n'est pas étrangère à cet aspect. Le site internet de l'Oulipo saura vous informer mieux que moi. Ce qui est sûr, c'est que l'Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle) laisse une grande place à l'humour, à l'imagination et à l'innovation. Ces aspects, bien présents dans L'anomalie, font de ce texte un roman oulipien. Les écrivains membres de l'Oulipo se définissent comme "des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir" et cette définition me semble parfaite pour qualifier en partie le roman d'Hervé Le Tellier. La sortie du labyrinthe dans lequel il nous entraîne se trouve dans sa tête, mais peut-être ne veut-il pas en sortir… Ce qui nous laisse amplement le temps de réfléchir à la signification du monde dans lequel on vit, grâce à une galerie de personnages diversifiés qui protègent quelques grands et petits secrets. L'auteur nous entraîne sur des pistes qu'il abandonne ensuite, mais ne lâche pas l'hypothèse qui traverse son histoire : et si nous n'étions que simulation? 
Un roman prenant, qui se lit comme un thriller bien ficelé, mais dont les personnages sont d'intérêt varié et de profondeur inégale. C'est aussi un roman qui exige une certaine concentration, puisque le déroulé des événements est parfois complexe. Enfin, le dernier tiers m'a semblé décevant, comme si l'auteur laissait un peu tomber certains personnages.
Des critiques ont évoqué le potentiel cinématographique de ce livre, sous forme de série, ce qui permettrait certainement de donner plus d'ampleur à l'histoire et aux personnages. Je ne sais pas ce que le principal intéressé pense de ce succès et de cette évocation, lui qui déjà a été « victime du Prix Goncourt pour son roman L'anomalie », selon l'Oulipo!


L'anomalie, d'Hervé Le Tellier, Éditions Gallimard, 2020, 327 pages


Humeur musicale : Nils Frahm, Graz (Erased Tapes Records, 2009-2021)


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L'avenir 15 Mar 2021 1:04 PM (4 years ago)

Parfois, il suffit d’un livre qui vous prend au corps et atteint votre intellect, fait fourmiller votre âme, pour avoir envie d’écrire. Ce fut le cas pour moi avec Villa Amalia, de Pascal Quignard, en 2009. Et parfois, c’est une soif de justice qui s’éveille en vous et vous donne la volonté de partager vos découvertes.

De tels livres, il y en a eu plusieurs ces dernières semaines, me donnant une envie irrépressible de réécrire sur ce blogue, qui n’a jamais vraiment disparu, en fait, mais qui était en dormance depuis plusieurs années. Je n’ai jamais perdu l’envie de m’y remettre, mais le temps me manquait et je préférais continuer à lire et mettre de côté la recension de mes lectures. On s’y perd aussi beaucoup, parmi tous ces blogues et sites de recensions permettant à tous les passionnés de lecture de s’exprimer. Le syndrome de l’imposteure ne m’a jamais quittée. Comment me permettre d’écrire sur des livres alors que d’autres le font si bien? Qu’est-ce que je peux ajouter? Si ma légitimité a toujours été un sujet de discorde dans mon propre esprit, il n’en demeure pas moins que cette activité m’a permis - depuis la création du blogue en 2006 -  de rejoindre quelques personnes, de parler de livres extraordinaires, de faire des rencontres passionnantes avec des auteurs et autrices. Alors je reviens ici avec une légitimité mal assumée, mais un plaisir qui je l’espère sera partagé. En ces temps obscurs que nous traversons, pourquoi se priver? La lecture est l'une des choses qui m’a permis de traverser cette année avec un peu plus de légèreté. Un blogue de lectures, ça fait un peu années 2010, et c’est déjà dépassé il paraît, « tu devrais parler de tes livres sur Instagram, format court »…

*** Mais cela me plaît et m’apparaît nécessaire de revenir à une version lente du partage ***

Ces livres qui m’ont bousculée en ce début d’année 2021, il y en a eu quelques-uns. Ils  m’ont offert avec poésie une idée bienveillante du monde ou bien au contraire un parfum de fin du monde. À commencer par Ténèbre, de Paul Kawczak, roman d’aventure magnifiquement écrit qui nous happe, nous fait ressentir la moiteur de la forêt tropicale, dans laquelle des protagonistes tourmentés font face à leur destin tragique. Une histoire plus proche d’Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, que de Tintin au Congo, mettons.
L’avenir, de Catherine Leroux, est un peu le pendant lumineux de Ténèbre (elle était facile, désolée), même si la prémisse de l’histoire ne laisse pas filtrer beaucoup d’espoir. Le fait que le destin d’un monde dévasté par la pollution et la négligence humaine repose en partie sur les épaules d’enfants ingénieux et résilients n’y est pas pour rien dans le sentiment de bienveillance qui ressort de ce livre. Il y a aussi beaucoup d'entraide, de solidarité entre les personnages. L'autrice nous offre un texte dans une langue magnifique, encadrée par une pincée de réalisme magique, qui sert des personnages fabuleux.
« Une réponse optimiste à des questions très sombres » Catherine Leroux (La Presse, 20 septembre 2020).

Ces deux romans, qui figurent pour le moment en haut de mon palmarès 2021, sont des romans exigeants, autant par la langue employée, le style, que par le déroulé de leurs histoires. Les textes sont ciselés, travaillés : bravo aux Éditions La Peuplade et Alto pour le beau travail avec leurs auteurs. Un pur bonheur pour le cerveau, le plaisir est total, à la fois émotionnel et intellectuel.

 
Mais c’est un roman graphique de Derf Backderf qui m’a fait succomber au désir du partage littéraire. Kent State, quatre morts dans l’Ohio, relate l’histoire des manifestations qui ont eu lieu aux États-Unis dans les années 70 pour protester contre la guerre du Vietnam, dans une université publique de l’Ohio, Kent State.
L’auteur de bande dessinée Derf Backderf, connu auparavant pour avoir raconté l’histoire du tueur Jeffrey Dahmer dans Mon ami Dahmer, publié en 2013 (j’en ai parlé ici) et avoir relaté son travail comme éboueur dans Trashed, publié en 2015 en français, se tourne ici vers la bande dessinée documentaire à la Joe Sacco, ma préférée. Ultra documentée, la bande dessinée prend soin de relater les points de vue de plusieurs protagonistes, essentiellement du côté des étudiants, mais aussi du côté de la Garde nationale, afin de comprendre les événements le mieux possible. Dès les premières pages de cette œuvre, un sentiment d’injustice gronde en nous. Est-ce la présence des armes, des baïonnettes, utilisées par les militaires et la police pour réprimer la rébellion, qui nous mettent mal à l’aise et montrent immédiatement que le rapport de force ne sera pas égal? Est-ce de constater l’obsession des Américains à l’époque, incluant les institutions politiques, militaires et policières, pour les communistes, les « gauchistes », et pour tous ceux qui avaient une pensée marginale ou trop sociale? Ce qui a mené au drame du 4 mai 1970 à l’Université de Kent State est extrêmement choquant, son dénouement bouleversant et le traitement qui a été fait de cet événement horrifiant.
Derf Backderf s’est nourri des nombreuses archives photographiques conservées par des militants et par les institutions municipales, de témoignages, d’écoute de discours de l’époque et de lectures d’ouvrages et d’articles : les notes finales témoignent de l’important travail de recherche de l’auteur, 3 ans de travail! Il en ressort un témoignage brillant sur un événement dont je ne connaissais pas précisément l’existence, qui nous en apprend beaucoup sur les États-Unis, et qui révèle certaines des racines d’un mal qui rampe toujours dans ce qu’on désigne pourtant comme l’une des plus grandes démocraties du monde : l'injustice sociale apparaît toujours en toile de fond dans ces grands drames.


À cet effet, la lecture de l’essai Prendre part – Considérations sur la démocratie et ses fins, de David Robichaud et Patrick Turmel, publié chez Atelier 10 dans la collection Documents, vient drôlement compléter cette découverte. Prendre part, oui, mais à quel prix?

 




Compléments :

À lire : Forger la langue de Fort-Détroit

À écouter : Entrevue de Karine Prémont sur la bande dessinée Kent State, quatre morts dans l'Ohio

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Ténèbre, de Paul Kawczak, Éditions La Peuplade, 2020

L’avenir, de Catherine Leroux, Éditions Alto, 2020

Kent State, quatre morts dans l’Ohio, de Derf Backderf, Éditions Çà et là, traduit par Philippe Touboul, 2020

Prendre part, Considérations sur la démocratie et ses fins, David Robichaud et Patrick Turmel, Atelier 10, Collection Documents, 2020


Humeur musicale : Octave Noire, album Néon au complet (Yotanka, 2016)

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Au péril de la mer - Dominique Fortier 5 Jan 2017 7:29 AM (8 years ago)

Site Internet des Éditions Alto
Dominique Fortier a remporté le Prix littéraire du Gouverneur général en 2016 pour ce dernier livre, Au péril de la mer, que l'on ouvre avec curiosité et que l'on referme comme un écrin à bijoux.

Assez court, le livre se partage en trois histoires : tout d'abord, la grande histoire du Mont-Saint-Michel, appelé « Mont-Saint-Michel au péril de la mer » à partir de 710 (Mons Sancti Michaeli in periculo mari) car très exposé aux foudres de l'océan (avant l'existence de la fameuse digue), cité des livres au Moyen-Âge, racontée par l'auteure, passionnée par ce lieu. Ensuite, l'histoire romancée d'Éloi, peintre de talent à l'époque de la Renaissance, qui, pour se guérir de la mort de sa bien-aimée, accepte de suivre son cousin moine au Mont-Saint-Michel, pour devenir copiste et reproduire toutes sortes de manuscrits, alors qu'il ne sait même pas lire. C'était avant l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. Enfin, l'histoire personnelle de l'auteure, qui partage avec le lecteur son amour du Mont-Saint-Michel, en même temps qu'elle évoque sa réalité de jeune maman, qui la freine dans son élan d'écriture. Elle nous enrichit également, dans certains chapitres, de ses connaissances linguistiques (Dominique Fortier est aussi traductrice et réviseure) et de réflexions sur son rôle comme auteure ainsi que sur le sens des mots.
Cet entremêlement des histoires et des genres peut laisser le lecteur confondu au départ, mais la plume de l'auteur, qui m'avait subjuguée dans Du bon usage des étoiles, nous transporte finalement dans chacun des lieux qu'elle décrit. L'histoire d'Éloi, en particulier, est bouleversante. Celle des moines copistes du Mont, se heurtant aux mutations qui sont en route à cette époque, dont le travail est minutieusement décrit par l'auteure, permet de saisir l'ampleur de ce qu'ils ont accompli pour diffuser la connaissance à cette époque tourmentée. On observe la modernité de certains, et l'ignorance et la censure que d'autres veulent imposer.
Source : Pixabay.com (domaine public)
Au péril de la mer devient l'un de ces livres qui, peu importe à quelle page on l'ouvre, nous touche par sa poésie, son amour sincère des mots, des livres, des bibliothèques, ainsi que Robert, le cousin d'Éloi, l'illustre : « Une bibliothèque, vous voyez, [...] c'est aussi un jardin : cessez de vous en occuper et elle meurt. »
Cette bibliothèque, si fragile, a subi le courroux des marées, et les affres du temps. Dans le roman, on assiste également au transfert périlleux de ses livres vers une autre abbaye, mieux protégée, moins humide.
Une partie des livres sera jetée à la mer par un frère, dans une « bibliothèque fantôme », pour qu'ils ne quittent les lieux du Mont-Saint-Michel, mettant en lumière toutes les contradictions et les bouleversements suscités par l'accès à ces ouvrages.

Malgré le grand pouvoir d'évocation de Dominique Fortier, nous restons un peu sur notre faim. J'en aurais pris encore et encore! Mais Au péril de la mer est à lire et à relire pour la petite et la grande histoire de l'humanité. Un ouvrage très personnel, « à mi-chemin entre le carnet d'écriture et le roman » selon son éditeur, qui s'inscrit dans une oeuvre déjà riche explorant différents styles.

Pour aller plus loin :
La critique de Christian Desmeules, dans Le Devoir
L'abbaye du Mont-Saint-Michel


Humeur musicale : Avec pas d'casque, Effets spéciaux (Grosse Boîte, 2016)


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Le club des miracles relatifs - Nancy Huston 3 Jan 2017 5:08 PM (8 years ago)

Site Internet des Éditions Actes Sud
Dans son dernier roman hyper structuré, Nancy Huston nous présente sa vision d'un monde post-humain, pas si éloigné du nôtre, dans une sorte de dystopie étouffante et nerveuse.
Le roman débute avec l'arrestation violente de Varian, un jeune homme qui semble avoir commis plusieurs crimes. Qui est-il et d'où vient-il? Nous l'apprendrons au fil des chapitres et ce sera tout, sauf ordinaire.
Arrivé tardivement dans une famille aimante vivant à l'Île Grise, Varian devient un petit garçon surdoué mais très seul. Moqué par les enfants de son âge, à cause de ses retards physiques (de petite taille, maigre, il ne va muer qu'à l'âge de 16 ans), adoré par sa mère, qui lui enseigne l'amour des mots et de la langue allemande, il s'éloigne par contre de son père, refusant de partager avec lui une activité qu'il juge barbare (la pêche, qui est l'activité professionnelle du père). Il parvient à devenir infirmier, grâce à son intelligence supérieure, mais ne développe aucune aptitude sociale et entend de plus en plus des voix dans sa tête, sombrant doucement dans la psychose.
Parallèlement, son père n'ayant plus d'emploi à l'Île Grise, il décide de partir travailler sur le site de Terrebrute, en OverNorth, où l'on extraie de l'ambroisie (doux nom pour désigner le pétrole), puis il disparaît subitement.
Varian décide de partir à sa recherche et se fait embaucher comme infirmier au CMR (Centre de Maintenance Respiratoire) de Luniville, qui deviendra ensuite le Club des miracles relatifs, sous sa gouverne et celle de Luka, le médecin en chef du CMR.
Alors, ce résumé évoque quelque chose de connu? Il est facile en effet  de superposer le Canada contemporain avec ce monde décrit par l'auteure originaire de l'Alberta. Cet OverNorth, n'est-ce pas l'Alberta des sables bitumineux, l'Île Grise, Terre-Neuve?
Il se trouve qu'en 2014, Nancy Huston a visité les sites d'extraction pétrolière de Fort McMurray, et elle en est revenue bouleversée.
Besoin d'en parler, d'agir. Comme auteure, cela est passé par l'écrit : d'abord sous forme d'un essai, Brut, la ruée vers l'or noir, paru en 2015 chez Lux Éditeur, auquel elle a participé tout comme l'activiste et auteure Naomi Klein. Puis, la version romancée, ce Club des miracles relatifs, qui n'a d'ailleurs pas encore trouvé d'éditeur au Canada anglais.
L'exercice de dénonciation - version roman - aurait pu tomber dans la morale ou le grotesque, simple succession de faits plaqués pour dénoncer une réalité. Roman périlleux donc, mais qui ne se casse pas la gueule pour autant, Le club des miracles relatifs ne laisse pas beaucoup de répit au lecteur, à l'image du sommaire exhaustif révélé au début de l'ouvrage. Les voix alternent pour faire progresser l'histoire de manière très charpentée. Celle de Varian, la plus singulière, y compris typologiquement, comme une sorte de halètement que l'auteure a retranscrit avec de grands espaces entre les mots et à la structure grammaticale parfois boiteuse, au langage coloré, nous laisse oppressé. Son récit des événements s'adresse à un procureur imaginaire. On visualise clairement le délire du personnage en pénétrant son esprit par ce procédé narratif.
Quand l'intrigue se déroule à l'Île Grise, le style est plus classique avec quelques belles trouvailles imagées (les soirées « bectances et bombances », organisées par les parents de Varian).
Puis, parsemées à travers l'histoire de Varian, Nancy Huston nous offre les portraits de plusieurs beaux personnages de femmes : Farah, Eris, Eileen, Marnie, parfois broyées par la société dans laquelle elles vivent, parfois par la pauvreté qu'elles subissent,  ou la soumission à laquelle elles sont forcées (à leurs conjoints, à leurs parents). Femmes qui croiseront le chemin de Varian. Leur sort n'est pas toujours déterminé, mais nous savons que Varian n'est pas blanc comme neige, et qu'il éprouve une certaine haine pour les femmes (sauf sa mère et la sœur de Luka)...
Au sujet de Marnie, l'une de ces femmes, qui se prostitue chaque jeudi à Luniville (jour de paie dans les mines, jour de délire sexuel pour certains), Nancy Huston arrivera à établir une parallèle avec les femmes autochtones disparues et assassinées depuis tant d'années au Canada.

« Elle n'a d'autres choix que de cibler les tordus et de préciser qu'elle est autochtone [...] Les Peaux-Rouges doivent supplier d'âtre maltraitées. ces dernières années, un bon millier d'entre elles ont été rayées de la carte : assassinées ou "disparues". C'est toujours une question de peau. Ouep, les Blancs continuent de nous écorcher, de tanner notre peau et d'en faire une marchandise... » (p. 288).
Nous assistons par ailleurs aux moments d'emprisonnement de Varian, aux persécutions insoutenables qu'il subit de la part des forces de l'ordre, qui pensent avoir affaire à un activiste écologiste manipulé par des forces terroristes du monde musulman.
Chacune de ces parties rappelle l'importance de la langue, toujours très travaillée par Nancy Huston et illustre la difficulté voire l'impossibilité de la communication.
Dans cette société guidée par l'argent, les humains deviennent des machines, carburent à l'alcool et à la drogue et rien ne peut les sortir de leur torpeur et de leur misère. Varian, avec l'aide de Luka et de sa sœur Leysa, trouvera pourtant un moyen de propulser un peu de magie et de culture dans ce monde sans couleurs et sans arts. En lisant des textes d'auteurs russes aux malades qui fréquentent leur centre (qui devient, à ce moment là, le Club des miracles relatifs), ils essaient d'illuminer leurs esprits de poésie.
Cette partie aurait méritée d'être plus détaillée dans le récit, car nous voyons peu l'impact que les trois "activistes" ont sur leurs patients.
Le titre du roman, par conséquent, est plutôt déroutant même s'il permet de garder une note résolument optimiste en ouvrant sur les possibilités que ce club pourrait offrir aux protagonistes.
Un miracle pourrait en effet survenir grâce au pouvoir de l'art qui sauve : à la fois comme réponse thérapeutique à la maladie mentale de Varian, mais aussi comme solution à la déshumanisation généralisée. Des vers de Vladimir Vyssotski marquent la fin du roman :
« De notre gorge jaillit le silence
Notre faiblesse grandit comme une ombre
Et l'éternité du jour polaire
Récompensera nos nuits de désespoir »
Silence blanc
À noter, le très belle illustration de la couverture, provenant du pinceau de Daniel Barkley.

Le club des miracles relatifs, Nancy Huston, 2016, Éditions Actes Sud, 304 pages.

Pour aller plus loin :
L'article de Josée Lapointe dans La Presse
L'entrevue très intéressante de Nancy Huston dans La grande librairie 

Humeur musicale : 
Tambour, Chapitre II (2016)

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Guyana - Élise Turcotte 2 Jan 2017 11:48 AM (8 years ago)

Site Internet de Leméac Éditeur
Guyana, sixième roman d'Élise Turcotte, sera pour moi la porte d'entrée vers cette auteure que je n'avais pas encore découverte.
Court roman lu d'une traite (175 pages), Guyana relate la quête d'Ana pour découvrir la vérité sur le prétendu suicide de Kimi, qu'elle appelle affectueusement « ma petite coiffeuse ». En réalité, Kimi coiffe surtout Philippe, le jeune fils d'Ana, encore bouleversé par la mort de son père un an plus tôt.
Cette quête poussera Ana à revivre certains événements traumatiques de sa vie intime, en même temps qu'elle explore l'histoire du pays de Kimi, le Guyana, situé entre le Venezuela et le Brésil. Là-bas, le 18 novembre 1978, un terrible massacre a eu lieu, le "suicide" collectif (certains ont été purement et simplement assassinés) des 913 adeptes de la secte de Jim Jones, le « temple du peuple ».
Mêlant l'intime et le collectif, Élise Turcotte, dans ce roman fortement ancré dans le réel, dans la ville mais aussi dans les émotions de ses personnages, ébranle le lecteur de drame en drame.
Au fil de l'enquête, on commence à comprendre ce qui pousse Ana - journaliste spécialisée en drames sordides, mais qui n'arrive plus à travailler depuis la mort de son mari - à s'investir autant dans cette histoire.
Dans une entrevue donnée à Chantal Guy pour le journal La Presse, le 16 septembre 2011, l'auteure parle du deuil : « C'est intéressant de penser que dans la vie, tout disparaît et qu'on survit à cela. Des deuils, on en fait tous les jours, de multiples façons, et je refuse de faire une hiérarchie dans le deuil. »
Dans Guyana, les personnages en vivent beaucoup, des deuils. En particulier Philippe, le petit garçon d'Ana, âgé de 9 ans, hypersensible et très attachant. Sa façon maniaque de se protéger : que règne la propreté autour de lui. Il développe également une grande clairvoyance (il semble surdoué), en particulier pour tout ce qui est en lien avec sa mère.
Ana, de son côté, devra briser les barrières de protection qu'elle avait dressées autour d'elle, suite à un drame vécu à l'âge de 17 ans et dont le spectre la hante depuis.
Toutes ces trames se rejoignent pour ne former plus qu'un fil, la "petite coiffeuse" - qui représentait un élément de répit et de douceur pour Ana et Philippe - nous livrant finalement toutes les clés.
Ce roman trouve un équilibre entre des thématiques très dures et sombres (viol, meurtre, maladie, deuil, délinquance) et un style lumineux et poétique, également porteur d'espoir pour ses personnages. Chacune des six parties distinctes porte la voix de l'un des trois personnages principaux : Ana, Philippe et Kimi, nous donnant une perspective étoffée sur les drames qui se jouent dans le roman.
Ana et Philippe sont des survivants, chacun à leur manière, comme dans la plupart des romans d'Élise Turcotte (La Presse, 2011).

Guyana, Élise Turcotte, Éditions Leméac, 2011, 175 pages.


Pour aller plus loin : 
L'entrevue donnée à La Presse
À propos du massacre de Jonestown (attention, âmes sensibles s'abstenir)

Humeur musicale :
Reliefs, La traversée (2015)

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Guerilla : pétard mouillé ou véritable appel aux armes ? 19 Nov 2016 6:55 PM (8 years ago)

Image tirée du site de l'éditeur (ring.fr)

Aujourd’hui sur certains sites internets, dit alternatifs, beaucoup parlent d’un livre à contre-courant, qui remettrait les politiques et le consensus en place, voire même  les gauchos ! Un livre qui dirait tout haut ce que tout le monde pense tout bas...
Tapez : “Guerilla le livre”, dans votre moteur de recherche favori et vous ne manquerez pas de tomber sur des critiques dithyrambiques, dans tous les médias qui se proclament “indépendants”.
Atlantico.fr, Critiqueslibres.com et d’autres plus “engagés” comme Breizh-info.com ou JSSNews.com. Je ne parle même pas des critiques des lecteurs sur les sites d’achats en ligne pour qui ce livre signe le glas de notre vile société corrompue. Rien que ça...
Hélas, ce “pouvoir liberticide”, selon ces mêmes médias, n’a pas l’apanage de la pensée unique et surtout partage la même fâcheuse habitude de se concentrer sur la dialectique plutôt que sur le fond du propos. Pour résumer : décrire à voix haute sa gastro n’a jamais contribué à la soigner. Loin de là.

Si, aujourd’hui, j’ai envie de vous parler de Guerilla, le dernier livre de Laurent Obertone, paru aux éditions Ring, c’est parce que dans le contexte de la société française actuelle, il récupère toutes les idées un peu nauséabondes qui traînent dans la brume lourde et épaisse de cette France des divisions et des populations qui, à priori, ne se parlent plus.

Pour le résumer, Guerilla, c’est simplement l’histoire de l’effondrement d’un vivre ensemble jusqu’au-boutiste qui essaie de gommer toutes les disparités culturelles et cultuelles entre les français.
Dans une société où chaque propos se doit d’être politiquement correct ; où les banlieues - toujours elles - sont des zones de non-droit. Où chaque faux pas de la société civile est stigmatisé par les médias sur l’autel de la “tolérance” : des policiers, dans un cas de légitime défense, commettent l’impair fatal qui sonne le début d’un effroyable embrasement des cités et du pays tout entier.
Les politiques ne peuvent rien faire et finiront de toute façon dans le caniveau. Les pro “vivre ensemble” seront sujets aux pires exactions pour bien se rendre compte que le film qu’ils se projettaient dans leurs cervelles était bidon, comprendre “non, tout le monde n’est pas gentil”.
Et bien entendu les femmes seront rapidement jetées en pâture aux méchants, comprendre: agressées, violées, parce que le femme, dans sa souffrance, est toujours utile quand il s’agit de dépeindre l’horreur d’une situation (on peut observer cela dans le débat sur la place des femmes dans les jeux vidéos).
J’exagère : une seule femme, courageuse, s’en sort… Pour sauver la vie de son premier-né. Par contre, la blogueuse indépendante, naïve et pro vivre ensemble finira violée, bien qu’à demi consentante [sic] par un méchant noir avant d’être asservie par un vilain arabe. Et parce qu’elles sont globalement limitées, elles se feront expliquer régulièrement par des hommes ce qui est en train de se passer. Parce que les hommes, eux, ont tout compris.
Un nationaliste ultra ira régler leurs comptes aux “corrompus” parce que cela doit faire du bien ? Ca semble soulager même si au final ça ne guérit pas. Et puis bien entendu les djihadistes de tous bords qui n’attendaient que ça, commencent leur conquête du territoire par un joli hommage à Oradour-sur-Glane. Manque de bol : il n’y a plus d'électricité, donc plus de réseaux sociaux pour partager leurs macabres vidéos. Bref.

Alors Guerilla, c’est quoi finalement ? Un plaidoyer pour un état plus sécuritaire ? Une harangue besogneuse contre un vivre-ensemble martelé partout ? Un ras le bol déguisé contre des élites corrompues ? Une diatribe misogyne et réac contre un potentiel laisser-faire et laisser-aller des autorités ? Un constat ultra-cynique d’une société aux pratiques délétères ?
Je dirais surtout un roman écrit avec les tripes, un besoin de l’auteur d’expulser tout ce qui lui était resté en travers de la gorge toutes ces années, mais qu’il n’a malheureusement pas le courage de revendiquer. Ce n’est pas lui qui le dit : selon la quatrième de couverture, ce sont les services de renseignements !
Guerilla, surtout, cristallise beaucoup de rancœur, mais ne propose jamais de débat entre ceux qui pensent qu’il faut taper avec une règle en fer sur les doigts du mauvais élève et ceux qui pensent qu’il faut assimiler toutes les populations à grand coup de laïcité bigote.
Il ne parle jamais de cette France qui garde les yeux ouverts, qui accepte la différence sans laisser passer sur les outrages. Une France qui accepte la mixité des cultures, mais pas le communautarisme. Une France qui sait à la fois punir et soigner. Une France qui comprend mais n’accepte pas n’importe quoi.

À sa décharge, il n’est pas le seul.

Cette France là, on n’en parle pas. Elle ne fait pas vendre. Elle ne sert ni dessein politique ni dessein économique. C’est une France hors de ses frontières. Qui n’ose pas encore revendiquer son droit à devenir Europe et simplement région du monde.

Laurent Obertone est né en 1984, peut-être trop tard pour être sensible aux discours pro-européens des années 80. Il a ouvert les yeux sur la politique sans doute au moment où on a commencé à brûler les vieilles icônes du socialisme. Il a constaté les injustices et a vu le manque de courage et de responsabilité au pouvoir.
Et il a fait comme tout le monde, comme tous les politiques et les médias: dire à quel point tout va mal au lieu de travailler à améliorer les choses. Penser que tout se joue en haut alors que tout le monde vit en bas. Comptabiliser les échecs au lieu de poursuivre les victoires.

Bref, loin d’être l’appel aux armes qu’il semble vouloir incarner, Guerilla est un pur produit de notre société perdue entre ses mirages et ses chasses aux Pokémon.

Pourquoi alors en écrire la critique ? Parce que je pense qu’il est important de comprendre que chacun peut souffrir bien des injustices dans notre société et cherche, au travers des médias et des livres notamment, des éléments de réponses à ses questions et ses fantasmes ; et parfois, plus simplement, un miroir ou un amplificateur de ses propres illusions.

Ainsi, Guerilla semble, comme tous les médias actuels, vouloir titiller les angoisses communautaristes de chacun. Et dans la France d’aujourd’hui, qui se perd entre débats stériles, court-termistes, préélectoraux et de sombres veillées funèbres post-attentats, il se pose là sans rien apporter de nouveau : ni questionnement, ni analyse, ni éléments de réponse. Non. Rien. Si ce n’est un énième jet de cailloux, dans de l’eau déjà bien saumâtre.


Guerilla, un livre de Laurent Obertone paru chez Ring, 2016, 414 pages.

Pour contextualiser, voici une autre approche intéressante chez Vice

François Nicaise

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La légèreté 22 Oct 2016 12:58 PM (8 years ago)


Image trouvée sur le site de Dargaud
Presque deux ans après la tuerie de Charlie-Hebdo du 7 janvier 2015, Catherine Meurisse, dessinatrice au journal depuis 10 ans au moment des faits, nous offre avec La légèreté un récit poignant de l'année qui a suivi cette tragédie. Essayant de retrouver la mémoire des petits instants qui ont précédé le massacre, bousculée par les drames qui se sont enchaînés à la suite du 7 janvier, dont le drame du Bataclan le 13 novembre 2015, Catherine Meurisse va rencontrer son salut dans l'art, la beauté et l'humour, que l'on décèle par petites touches dans La légèreté.

« Faire ce livre était une façon de réordonner les choses, de trouver l'apaisement. » (Télérama, 1er mai 2016)

Rédigé en deux fois, les pages 7 à 71 de juin à août 2015 et les pages 72 à 133 en janvier et février 2016, La légèreté nous fait passer par toutes les étapes du choc post-traumatique, de la perte de mémoire à la dissociation, en passant par le profond désespoir et le questionnement existentiel.

Certaines pages de La légèreté, d'une fulgurante beauté, éclairent le récit d'espoir. Celles-ci, réalisées à l'aquarelle et aux couleurs chatoyantes, contrastent avec les épisodes où l'auteure se remémore ses anciens collègues assassinés. Elle rend un vibrant hommage à ceux-ci, sans exagération, par des détails à première vue insignifiants mais qui prennent de l'ampleur lorsque mis en contexte. Ainsi, Catherine Meurisse tente de se souvenir d'un dialogue d'une belle poésie avec Mustapha, le correcteur de Charlie Hebdo, dont on a moins parlé. La renaissance de Catherine débutera alors qu'elle commencera à se remémorer ce dialogue. Lorsque le beau la touchera de nouveau.

« Par la symbolisation, l'art a permis une médiation entre la violence et moi. J'ai ainsi eu le sentiment d'approcher la mort, les corps de mes amis, en douceur et sans peur. Ces corps, sublimés par la sculpture, n'étaient pas morbides, leur marbre blanc, scintillant, était d'une beauté à couper le souffle. Mon voyage à Rome, au contact des statues et des vestiges antiques, signes d'immuabilité, signes de la violence de l'Histoire suspendue par le temps, m'a permis de retrouver un peu d'éternité, après l'effondrement du 7 janvier. » (Télérama, 1er mai 2016)

On prend conscience aussi dans ce livre du quotidien d'une protection policière, de l'attention médiatique soudaine, parfois violente, que les "survivants" ont dû subir, de la lourdeur, enfin, de chaque journée qui passe et qui amène son lot de cauchemars. Cette légèreté recherchée, si difficile à trouver quand on a vu l'horreur. On repense avec incompréhension à ces actes, à tous les actes d'horreur que certains subissent et on a envie de se rouler en petite boule et de se mettre à pleurer, à crier, ou à serrer un arbre dans ses bras.
« Toi, tu es là depuis toujours, tu ne meurs pas, tu ne tombes pas. Si on te tire dessus, ton écorce engloutit la balle »
p. 73

La légèreté, de Catherine Meurisse, Éditions Dargaud, 2016, 136 pages

Liens intéressants : 
L'entrevue de Catherine Meurisse à l'émission On n'est pas couché (18 juin 2016)

Dany Rousseau fait un parallèle entre la bd de Catherine Meurisse et le livre de Luz, Ô vous, frères humains, d'après l'oeuvre d'Albert Cohen (Futuropolis, 2016), sur le site Bdmétrique.

Humeur musicale : Nick Cave, The Skeleton Tree (Bad Seed Ltd, 2016)


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Pebble Island et Birchfield Close 5 Oct 2016 5:49 PM (8 years ago)

Tous les matins du monde semblent débuter de la même façon : une succession de rituels quasi automatiques, qui nous entraînent comme sur des rails, d’activité en activité, jusqu’à l’effondrement en miroir, le soir, la tête la première plongée dans l’oreiller.
Pourtant, chaque instant possède le potentiel de nous éblouir comme jamais. Encore faut-il accepter de se laisser aller à une contemplation non productive...
Heureusement, il suffit souvent d’un premier pas. C’est ce que nous rappelle de façon très simple  le Britannique Jon McNaught dans ses ouvrages illustrés Birchfield Close et Pebble Island, que Dargaud vient de faire traduire en français sous les noms évocateurs de Dimanche et Histoires de Pebble Island.

Comme toutes le belles histoires d’amour, je suis tombé “par hasard” sur les ouvrages de cet illustrateur anglais.
Publié en version originale aux éditions Nobrow, ces deux ouvrages ont un format atypique : ils sont tout petits. Ils arborent une belle illustration de couverture sur laquelle vient se poser délicatement le titre, sans prétention.
La couverture cartonnée épaisse donne l’impression que l’on va ouvrir un livre intime, un carnet de croquis ou de voyages ou alors un petit livre de chevet ; le genre que l’on garde à portée comme un petit talisman bien à nous, un petit trésor qu’on sort le soir de la table de nuit avant de se coucher juste pour être certain qu’il est toujours là, à nos côtés.

Sans doute ma lointaine éducation catholique émerge-t-elle de son sommeil, parce qu’il est bien question de sacré. Mais pas au sens religieux. Non. Je parle du sacré de l’existence indépendante des mondanités, du tout, omniprésent : tout ce qui existe et qu’on oublie tout le temps.

Prenons Pebble island dans nos mains. La couverture est douce au toucher. L’illustration nous dévoile déjà une idée d’immensité au travers des reflets du soleil sur l’onde des vagues de l’océan. On reste là à regarder doucement pour s’apercevoir alors de la présence de deux oiseaux tournés eux aussi vers les reflets. Nous sommes tous les trois happés par ce que nous voyons.
Pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Il suffit simplement d’accepter de se perdre dans la contemplation des milliers de détails qui jaillissent de l’image. Pas la peine non plus d’analyser le travail très détaillé du trait qui sert à merveille son objectif : nous absorber tout entier dans la contemplation. Mais il est temps d’ouvrir le livre.

De façon très humble, voire minimaliste, l’auteur nous détaille alors ce que nous allons découvrir : trois histoires qui se déroulent sur l’île de Pebble.
Alors, nous tournons la page pour découvrir, organisées en rang serré, des petites vignettes. La première histoire peut débuter.

Il n’y aura pas de dialogues. Nous verrons les personnages vivre des petits moments de rien, figés dans ces vignettes, des instantanés. Rapides.
Un enfant joue dans sa chambre. La lumière du soleil apparaît. Il décide de sortir. On le voit alors préparer ses affaires. Vignette après vignette. Il prend un jouet, un fruit, son manteau, et ouvre la porte. Dehors des gouttes tombent.
Courageux ? Il ouvre le portail et part. Il roule, dépasse une maison, le ponton, un bateau et arrive sur la plage. Du haut d’une falaise, un mouton lève la tête et l’observe. On prend du recul alors pour voir l’intégralité de la scène, figée dans le temps dans une vignette qui prend toute sa place : la moitié de la page. On voit ce petit vélo rouler devant l’immensité de l’océan, des nuages et de la plage. On respire alors.
Puis le champ se rétrécit à nouveau. Les vignettes reprennent leur taille initiale, des carrés de moins de 3 centimètres de côté et on observe ce petit garçon continuer à vaquer à ses occupations et ainsi de suite.
L’auteur zoome et dézoome sans cesse ; positionne l’objectif sur des petits riens qui pourraient sembler anodins, mais qui, collés les uns à la suite des autres, racontent des histoires.
Deux enfants décident de monter sur le toit de leur maison. Il regardent alors la vie autour d’eux. Un voisin passe la tondeuse. Un cycliste tombe de vélo sur plusieurs vignettes, des oiseaux s’envolent sur deux pages, et toute l’existence se déplie simplement devant nous. Nous sommes à la place de ces enfants. Nous devenons spectateurs. Nous sommes happés par cet univers, parce qu’il a réussi à nous plonger dedans.
Un oiseau se pose sur une antenne : nous entrons dans la maison par le poste de télévision. Nous suivons les scènes d’un film pour ressortir ensuite.
Et comme dans la réalité, un des enfants sort sa console de jeux vidéos portable et d’un coup son champ se rétrécit pour se réduire à quelques bip bip. L’autre continue à observer le théâtre qui s’offre à lui. L’un verra le Game Over sur son minuscule écran. L’autre aura observé un majestueux coucher de soleil inonder de lumière l’espace autour de lui. Pour l’autre, c’est déjà trop tard. La nuit tombe, il est temps de rentrer.

Ainsi, Jon McNaught nous offre la possibilité de nous évader quand nous le souhaitons au travers de ses ouvrages, mais aussi, peut-être, d’accepter de nous rendre compte qu’à tout moment, il est possible de le faire n’importe où.
Il n’y a sans doute pas de bon moment. Simplement la vie qui se déroule et qu’on peut observer à loisir pour, de temps à autre, être émerveillé, tout simplement, avant de retourner à nos activités.

Il est 11 h 18.

Je cligne des yeux. J’entends à nouveau le monde autour de moi. J’ai la nuque un peu engourdie. Je m’étire et respire un grand coup. Je pense que j’ai oublié de dire que les deux ouvrages sont similaires dans leur approche et valent tous les deux le détour. Mais ça vous l’aviez compris.
Et je rajoute également que pour un amateur de la chose graphique, ces ouvrages empliront votre coeur d’une grande reconnaissance : un arc-en-ciel de situations en si peu de teintes. Des motifs pour exprimer les volumes et les lumières. Le trait pour outil principal. La géométrie pour alliée. L’humanité de l’imperfection dans le geste qui donne envie soi même d’essayer. Comment fait-il ? C’est un artiste.

Il est 11 h 20.

Mon chat miaule. Son poil est d’un roux flamboyant. Il enroule sa queue autour de ma jambe. Sans doute souhaite-t-il un câlin ? Ou alors... Il a encore faim.

Birchfield Close, Jon McNaught, Éditions Nobrow, 2010, 38 pages
Pebble Island, Jon McNaught, Éditions Nobrow, 2011

En anglais (pour le peu de textes ce n’est pas vraiment grave) sur le site de Nobrow
Ou en français chez Dargaud


François Nicaise

(Images tirées des sites : fnac.com, bookdepository.com et nobrow.net)

Humeur musicale lors de la publication de ce texte : Françoiz Breut, Zoo (2016)


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Rosalie Lightning 23 Sep 2016 12:47 PM (8 years ago)


Magnifique témoignage sur le deuil, Rosalie Lightning nous transporte vers des rivages d'une tristesse infinie mais d'une beauté rare.

En 2011, Rosalie, la petite fille de presque deux ans de l'auteur de bandes dessinées Tom Hart et de sa femme Leela Corman, décède subitement. L'auteur décide de raconter les quelques semaines qui ont suivi cette mort prématurée, inexpliquée et inacceptable. Passant de l'incompréhension totale au désir de mort, traversant des nuits peuplées de rêves hautement symboliques, le couple se laisse aller dans cette épreuve - alourdie de grands soucis matériels et financiers - un peu comme une barque abandonnée en haute mer.


Tom Hart nous livre avant tout une preuve du pouvoir de l'art car s'il n'efface aucunement la peine, il permet de la canaliser, de l'intellectualiser, de la comprendre et de la partager, ici par la bande dessinée. L'auteur décrit ce pouvoir à plusieurs reprises dans le livre, comme dans cette vignette, p.135, dans laquelle Tom et sa femme Leela consultent un thérapeute qui leur conseille d'extérioriser leur douleur et leur colère en se défoulant physiquement. Tom répond ceci :

La magnifique couverture de ce témoignage graphique, en dégradé de verts, représente un peu la dernière image de son histoire, celle de l'espoir et de l'avenir. En effet, l'ouvrage, dessiné intégralement en noir et blanc, figure les nuances de la détresse dans laquelle les parents sont plongés. Mais en guise de finale, la mort de Rosalie se métamorphose en quelque chose de neuf, des semences, puis des racines, qui poussent pour se transformer en cet arbre magnifique, solide, durable, inoubliable. Cet arbre, c'est Rosalie, oui.


Rosalie Lightning : a Graphic Memoir, roman graphique de Tom Hart, St. Martin's Press, 2016, 262 pages.
*Pas encore traduite en français*

Le site de Tom Hart
Son blogue

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